L’injonction aux rêves #2 : du complexe de ceux qui s’accomplissent par les petits riens.

Le fantasme qui entoure le développement  personnel et les autres activités synonymes d’accomplissement de soi n’est pas gênant parce qu’il serait le symptôme d’une société individualiste. On peut déjà commencer par dire que ces activités sont majoritairement privées, et donc ne se pratiquent pas ou peu dans la sphère publique. On extériorise une partie de ces activités dans la sphère publique parce qu’on ne peut pas faire autrement. Courir chez soi sur un tapis de course, ça n’est pas ultra lol. On le fait donc dehors, souvent seul, sans nécessairement balancer le message suivant au reste du monde : JE SUIS UN INDIVIDUALISTE PARCE QUE JE COURS SEUL AVEC MES ECOUTEURS ET QUE JE DEVELOPPE MON CORPS PAR L’ACTIVITE PHYSIQUE AU LIEU DE M’OCCUPER DES MISEREUX.

Outre le développement personnel, peut-on cracher sur les personnes qui cherchent à devenir propriétaires d’un terrain, pour y mettre une maison, pour l’entourer d’une clôture, pour s’y « réfugier » lorsqu’elles n’ont plus rien à faire dans la sphère publique ?

Difficilement. Ou bien il faudrait revoir le fonctionnement de la vie, qui marche comme ça depuis, genre, hyper longtemps. Nous privatisons une partie de nos activités depuis belle lurette, parce qu’elles sont individuelles par nature, ou parce qu’elles n’ont pas lieu d’être dans la sphère publique (#FaireCaca), pour des raisons culturelles ou autres. Elles font partie de ce que nous appelons « développement personnel ».

Il paraît logique, dans le déroulement de nos petites bobines vitales, que nous mettions une partie de nos activités et de nos êtres ‘au service’ de la société une fois adultes, puisque nous y avons été formés dans ce but au cours de notre enfance / adolescence. Mais évidemment, les adultes ne sont pas totalement asservis à la société une fois qu’ils entretiennent une vie professionnelle qui permet de faire tourner le pays. Si nous naissons plus ou moins vierges, nous ne sommes pas définitivement « formés » lorsque nous sommes sortis de l’enseignement académique, du cercle familial etc. Dans la mesure où nous restons apprentis toute notre vie, nous nous « développons personnellement » jusqu’à la mort. Biologiquement, mais pas seulement, on l’aura compris.

Rien de bien alarmant dans le fait de continuer notre formation, et donc de nous développer personnellement, quoi. Rien de très individualiste, ou du moins, pas de manière répréhensible.

Le fantasme qui entoure le développement  personnel et les autres activités synonymes d’accomplissement de soi devient gênant lorsqu’il est une pression sociale.

Externalisés dans la sphère publique, le développement personnel et l’accomplissement de soi (j’aurais peut-être du les dissocier) sont passés à la moulinette à paillettes des médias et des marques. On ne devient un être accompli que si l’on plaque tout pour voyager très loin, que si l’on s’illustre dans une ou deux passions bien définies, que l’on développe un talent un peu exceptionnel – qu’il s’agisse de faire de la musique avec sa bouche sur Youtube, ou bien de faire des dessins avec du marc de café -, que si l’on a un caractère physique hors-du-commun.

Les promotions de l’exceptionnel et de l’incroyable régissent notre droit au rêve. Par conséquent, celui qui rêve de devenir propriétaire d’une petite maison en campagne pour se rapprocher de son travail – quel qu’il soit -, et d’une bonne tartine au beurre pour son petit déjeuner du lendemain n’est qu’un putain d’individualiste qui ne sait pas avoir de rêves. Comme si l’on pouvait juger sur des critères qualitatifs les rêves des autres. Comme si ne pas avoir de rêves, de passions, de spécialités, d’exceptionnalité en soi était anormal.

L‘anormalité, ce serait la normalité. Ceux qui n’ont pas nécessairement envie de faire de vagues deviennent les marginaux.

On leur fout des complexes s’ils venaient à se contenter de choses futiles et rêver de petits riens. Gare à eux s’ils ne savent pas quoi répondre à la question « quel serait ton rêve le plus fou ? », ou bien s’il n’est pas assez fou aux yeux du reste du monde.

(C’était la phrase de trop)

(Bisou)

Causons bonheur.

Récemment, j’ai tenu une conversation plutôt importante avec une personne très proche.

C‘est déstabilisant de parler de concepts à première vue simplistes. On réalise très vite qu’ils sont faciles à nommer, on comprend instinctivement les raisons pour lesquelles on décide d’attribuer ce mot en particulier au phénomène. Mais le problème tient justement dans l’instinct : ledit concept simpliste ne peut pas vraiment attester de caractéristiques objectives, ne se satisfait pas de déterminations scientifiques qui apparaîtraient trop réductrices. Tout simplement parce qu’il ne peut seulement s’agir d’un calcul, d’un système global et généralisé pour penser le domaine public, ni ne doit être une bulle de savon philosophique à gonfler de façon isolée du reste du monde, ce qui est plutôt carrément paradoxal. J’ignore, par exemple, ce qui peut sortir d’un ministère du bonheur. Ca sous-entend qu’on pourrait l’administrer, lui donner des contours – économiques, humanitaires, sociologiques, par exemple –, le délimiter, donc. Doit-il y avoir des limites au bonheur, point d’interrogation. Naturellement, transposé au domaine public, la réponse tend vers le oui. Le bonheur des uns ne doit pas empiéter celui des autres, on distingue alors le bonheur individuel du bonheur public. S’ensuit la question de la liberté, autre concept a priori simpliste sur lequel se penche une flopée d’intellectuels, philosophes, bureaucrates, politiciens, ou gens tout court. Je m’aventure, en ce moment, à la lecture de La Crise de la culture d’Hannah Arendt, qui propose, par chapitres, des expériences de pensée intimidantes sur ces concepts qu’on croit comprendre. Expériences intimidantes puisqu’elles introduisent des subtilités avec une rigueur intellectuelle qui dépasse la couche atmosphérique, soutenues par une bibliographie savante et des contextualisations historiques de pensées philosophiques et politiques que l’on ne connaît pas, ou que certains, plus érudits, auraient oubliées.

Shrek et l'ane

Les derniers paragraphes que j’ai parcourus concernaient la liberté. Le chapitre s’ouvre sur ce qui semble être cette distinction fondamentale entre la liberté conçue dans le domaine politique, comprenant ceux qui vivent dans la cité, et la liberté intérieure, éprouvée dans la conscience de chacun. Les événements contemporains de Arendt, quelque chose comme la Seconde Guerre mondiale et le totalitarisme, ont mis, dans la conscience collective, la coopération de la liberté et de la politique à rude épreuve. Elle pointe donc une défiance généralisée envers le politique comme opérateur de liberté, qui va jusqu’à la scission même : il y aurait plus de liberté là où il y aurait moins de politique. Elle évoque même certaines tribus apolitiques, où la liberté consiste à se libérer des assignations et besoin vitaux : la faim, par exemple. Je ne me risquerai pas à résumer sa pensée d’avantage, je n’ai parcouru qu’une infime partie du chapitre pour le moment, néanmoins, Arendt semble répondre plutôt clairement à un problème : la liberté individuelle, vécue dans la conscience de chacun, ne peut être le modèle conceptuel de la liberté puisque intériorisée, mystérieuse, subjective. Il y aurait autant de libertés que d’intériorités pour l’éprouver : je ne résume plus Arendt, mais chaque conception viendrait à se piétiner gentiment, ou bien mènerait à l’isolement total. Ou bien la liberté devient un idéal intérieur, non un but pratique à atteindre. Dans ce cas, chacun est libre de ses idées. On peut également penser que la perte de croyance envers le politique comme opérateur de liberté amène à recroqueviller sa conception de la liberté dans son intériorité, comme si l’un était la cause de l’autre.

Il est plutôt simpliste de suggérer que la liberté conditionne en partie l’état de bonheur, qu’elle en est constitutive, et inversement. Ca semble normal de se sentir plus libre lorsqu’on est heureux : libre de ne pas être malheureux, déjà. Libre de se penser, avant toute chose. Quoi qu’il en soit, il semble que la distinction qu’opère Arendt pour introduire la liberté puisse s’appliquer au bonheur, et nous revenons donc au ministère du bonheur, à notre défiance envers le politique en bon gardien de notre état heureux, au repli pour penser nos conditions de bonheur, qu’on pourrait raccrocher de façon un peu facile, au bonheur en tant que consommateurs, par exemple.

Cet homme a eu le dernier éclair au chocolat. Les suivants auront les pas bons au café.
Cet homme a eu le dernier éclair au chocolat. Les suivants auront les pas bons au café.

Je disais donc que, récemment, j’ai tenu une conversation plutôt déstabilisante avec une personne très proche, que je vois malheureuse : un malheur, ici, intériorisé. Ses conditions sont géographiques, sentimentales, égocentriques, dans le sens où elle n’est pas satisfaite de ce qu’elle est, ou n’est pas heureuse de ce qu’elle pense d’elle-même. A l’inverse, elle me trouvait particulièrement heureuse et je ne le niais pas. Outre les déterminations de ce bonheur – géographiques, professionnelles, universitaires, physiques -, nous avons tenté d’en comprendre les indices. Quelles seraient les manifestations rationnelles d’un état aux caractéristiques potentiellement multiples (puisqu’il y a autant de manifestations de bonheur que de façons de le vivre et d’intériorités pour l’éprouver) ? Me concernant, nous convenions que les indices pratico-pratiques du bonheur étaient : l’émergence d’activités nouvelles, sportives ou culturelles, et leur entretien sur le long terme. L’élargissement du cercle de fréquentation, professionnel ou personnel, et son entretien sur le long terme. Essayons d’attribuer, maladroitement, ces indices aux deux domaines que nous avons distingués, public et intérieur. Les activités sont des opportunités offertes par l’espace public. Je jouis d’offres sportive et culturelle. Les interactions sociales relèvent du même domaine (tout ceci laisse penser qu’un ministère du bonheur a autant de sens qu’un ministère de la justice, pas dans son institutionnel mais conceptuel : tous les ministères proposent fondamentalement des solutions pour contribuer au bonheur public, comme ils formulent des propositions justes, dans le sens pas injustes. Le bonheur et la justice ne flottent pas seuls, ils doivent être constitutifs de tout ce qui émane du pouvoir politique). La question est : est-ce moi qui en fais les conditions de mon bonheur – il s’agirait donc de besoins a priori intériorisés – ou réalisé-je, a posteriori, qu’elles en sont des conditions ? J’ai l’impression de me questionner sur l’identité de l’autorité disposant du primat sur mon propre bonheur : ses conditions émanent-elles de moi ? L’erreur serait peut-être de s’en croire dépossédée si ce n’est pas le cas. Je ne crois pas qu’admettre que notre bonheur dépende, en partie, de l’espace public et de ses lois, soit une infidélité envers notre liberté intérieure d’être heureux. L’équilibre tient peut-être en ce que l’état de bonheur fait coïncider une envie ou un besoin intérieurs et la possibilité de leur réalisation dans l’espace public. Bizarrement, j’en viens à penser que le bonheur, idéal, un peu flou, intériorisé, trouve sa raison d’être par son extériorisation. C’est une sorte de confirmation, sans aller jusqu’au terme trop fort de légitimation : la confirmation institutionnelle du bonheur le redouble et le confirme. Ou bien, équilibre inverse, il est avant tout extérieur et se vit comme tel par son intériorisation : je profite de ce que m’offre, disons, la forêt des Trois Pignons, puis réalise, une fois rentrée, que j’en ai joui, que ça m’a même rendue heureuse. Alors je pérennise, et y retourne pour provoquer mon état de bonheur : l’équilibre s’inverse à nouveau. On pourrait objecter que la forêt des Trois Pignons est une proposition de la nature, autrement dit qu’elle n’est pas le produit du domaine public : ça aurait pu être vrai, néanmoins, les sentiers que je foule sont possédés, entretenus et régis par l’Etat et, par ailleurs, les trois quarts de cette forêt ne sont pas réellement le produit de Nature, mais de la main de l’Homme. On pourrait lui reprocher son artificialité (ce mot n’existe visiblement pas. Superficialité, par contre, oui. Mais je préfère celui qu’existe pas), mais c’est pas vraiment le sujet.

Je m’aperçois que le long terme apparaît souvent pour causer bonheur. Ca doit être le genre de caractéristiques qui distinguent le bonheur des autres formes d’état qui trouvent des effets relativement proches, mais pas similaires. Genre, la joie, la satisfaction, l’extase, la béatitude, l’orgasme.

Ce qui est assez marrant, après tout ce fatras, c’est que je pense que, pour s’armer des moyens du bonheur, il faut être dans certaines prédispositions. En ce qui me concerne, comme je trouve que cet article ne parle pas beaucoup de moi (tu la sens, mon ironie?) je crois que la libération, et pas vraiment la liberté, y est pour quelque chose. Peut-être la plus frivole de toutes. Mais si, tu sais, la libération de la vie conjugale, la liberté du célibat, quoi. Quand on se pense heureux en pensant son célibat comme une libération, ou quand on se pense libre en pensant son célibat comme un état de bonheur… Alors le domaine public est là pour agiter toutes les propositions de bonheur conjugal potentielles sous nos nez. Et ce jusqu’à ce qu’elles rencontrent une idée de bonheur, intériorisée, de vie conjugale.

SingleFabulous

Enfin, de manière plus générale, il semblerait que la libération des premières nécessités naturelles, de contraintes économiques, ou la libération du domaine familial (et toutes les autres possibilités qu’on pourrait recenser auprès de tous les heureux du coin), soient autant de prédispositions potentielles pour le bonheur.

Venons-en à mon interlocutrice, et aux indices de ce qui apparaîtrait comme son malheur (je rappelle que les indices ne sont pas les causes. Je devrais peut-être parler de symptômes, plutôt). Voici le constat qui nous a semblé le plus flagrant : le besoin ou le simple recours au fantasme d’une vie radicalement autre. L’insatisfaction face à notre vie et le sentiment de malheur qui en découle poussent à la transcender mentalement. Ca en souligne tous les manques, dans un premier temps, mais plus encore, ça suppose que nous les comblons à partir de rien, si ce n’est l’imagination. Partir vivre à l’autre bout du monde, changer de métier pour sauver le monde, quitter une femme pour une autre, fantasmée : les conditions du bonheur, intériorisées, ne peuvent généralement pas trouver leurs possibilités d’extériorisation, parce qu’elles sont irrationnelles, la plupart du temps. Autrement dit, le malheur serait peut-être, justement, ce problème de timing et la discordance entre la formulation intérieure d’un paramètre de bonheur et l’offre du domaine public. Ceci en sachant que je ne mentionne pas les discordances au sein même de notre conscience, qui, parfois (souvent), ne parvient pas à paramétrer ces conditions de bonheur et se fracture en permanence sous l’indécision. C’est vrai, après tout : même si l’on reconnaît les symptômes du malheureux au pied de notre lit le matin, on peut tout simplement ne pas connaître la formule pour y remédier. Alors on rêve et on fantasme, en sachant, en partie au moins, qu’on se ment. En attendant de tomber sur ce qui aura fait mentir le mensonge de départ : une rencontre coule qui nous emmène au bout du monde, une offre d’emploi pour aller sauver les coraux, ou bien un génie sorti d’une bouteille portant des couilles sur un coussin doré.

Je réalise que je n’ai pas parlé de collectif. En distinguant le bonheur et la liberté dans les domaines public et intérieur, j’aurais également pu faire une sous-distinction, pour le bonheur au moins : son extériorisation individuelle ou collective. C’est vrai, quoi, on peut se rendre heureux tout seul, sur le long terme, même dans le domaine public (qui a parlé de masturbation dans les parcs publics ? QUI?) : c’est le genre de truc qu’on fait quand on part courir tout seul en forêt chaque semaine. Quand on flâne en ville, ou quand on rentre chez soi (etc.). Que dire de plus, si ce n’est que les deux formes d’extériorisation (réalisées grâce au domaine public sans obligatoirement être collectives) existent, qu’il n’y a pas de différences de degrés ni d’échelles de valeurs qualitatives entre les bonheurs individuel et collectif, et que ça dépend beaucoup du caractère du bougre heureux. C’est peut-être pas le délire de tout le monde, d’aller faire du naturisme pour un retour aux sources ou de se rendre à des cours de sport pour comparer sa nouille aux vestiaires. Il y en a qui se réalisent dans leur bonheur en jouant les ténébreux au fond d’un café à feuilleter un livre-qu’on-comprend-pas-l’titre-parce-qu’il-est-en-grec-ancien, qu’est-ce que vous voulez que j’vous dise.

Et pour ceux que ça intéresse, l’émission des Matins de France Culture a consacré une quinzaine de minutes à la question du bonheur, en faisant intervenir Frédéric Lenoir et Christophe André. Ca va, les mecs, ils ont choisi des noms et prénoms pas du tout passe-partout.

La Vitrine physique.

Cet article est complètement long.

Du coup, je me dis que si ça se trouve, personne ne s’ennuiera à le lire jusqu’au bout.

Aussi, afin de contrer cette débandade, je décide de mentir ici, et de faire croire qu’un cadeau attend les courageux qui iront jusqu’à la fin.

Avec les réseaux sociaux, et pour ne pas nommer directement Facebook, tout le monde reste en contact avec tout le monde, même avec les indésirables. Nous sommes tous pourvus de cette curiosité un peu malsaine et masochiste qui nous pousse à vouloir connaître le bonheur de certains en leur souhaitant de se casser une jambe ou que sais-je, le coccyx (mais non, aucun problème pour trouver l’orthographe, peuh). Aussi, il est difficile de rayer complètement quelqu’un de sa vie, même si on le souhaite. Virer l’indésirable de ses amis facebook n’exclut pas son cercle d’amis ou celui que vous avez en commun, aussi vous tomberez toujours sur des photos de soirée, ou autres statuts spirituels le mentionnant, histoire de vous laisser l’occasion de suivre involontairement son presque quotidien.

Topic - Facebook

Bien sûr, avant même la préoccupation d’évacuer quelqu’un, les réseaux sociaux sont un moyen de s’en rapprocher, ou bien d’en consolider le rapprochement. L’entreprise est compliquée, sur facebook, étant donné que nous sommes tous projetés les uns aux autres dans le cadre d’un supermarché virtuellement humain surexposé (si on décompose ce morceau de phrase, on réalise qu’il ne veut à peu près rien dire), dont on nourrit nous-mêmes le fantasme. En mettant des photos de nous, par exemple.

Comment peut-on douter de soi au point de ressentir le besoin viral de se mettre en valeur – comme pour se prouver quelque chose -, besoin soldé par un changement de photo de profil, acte devenu presque anodin ? Pourquoi réfléchit-on trois fois plus à la blagounette que nous allons écrire en guise de commentaire sous une vidéo ou une photo qu’un(e) ami(e) aura bizarrement décidé de publier là où tout le monde peut le voir, plutôt qu’en privé ?

Tout le monde sait que facebook consiste en un réseau de vitrines soigneusement travaillées par leurs propriétaires. On est tous averti à partir du moment où nous devons choisir une photo, dès l’inscription, ou bien lorsque nous réfléchissons au format de la date d’anniversaire que nous souhaitons afficher sur notre profil. Et puisque nous tombons tous d’accord là-dessus, et bien ça va mieux. On sait simplement distinguer les gens que l’on pratique vraiment de ceux dont on ne connaît que le profil facebook. Et on sait également en minimiser la valeur.

 Ainsi, depuis mon arrivée sur facebook, je ne regarde tout simplement jamais les photos de ceux qui me plaisent. Parce que si tu tombes sur LA photo ridicule, qui détruit son mythe charismatique, et bien c’est fini. Tu ne l’évacueras jamais d’ta tête. Et à ceux qui vous diront « Mais moi, c’est quand j’ai vu cette photo de lui complètement déchiré en slip avec du vomi sur son torse que je suis tombée amoureuse. Parce que j’ai compris à quel point l’imperfection c’est trop humain » ; et bien ces gens sont des menteurs pathologiques.

C’est ça le problème, avec facebook. Au-delà de dérives racistes, homophobes, antisémites, et autres débats scandaleux, injurieux, pourvus de blagues de blaireaux mâles et femelles vraiment tristes, et bien il y a un autre petit problème ; on oublie que la population de ce monde parallèle fréquente aussi nos rues bien réelles.

Pour m'épargner la visite de pages profondément énervantes, je me suis contenté d'aller sur celle de Ricky. Et voyez qu'ça suffit.
Pour m’épargner la visite de pages profondément énervantes, je me suis contenté d’aller sur celle de Ricky. Et voyez qu’ça suffit.

J’en reviens à cette esthétisation du corps, que nous opérons de façon plus ou moins volontaire et prononcée. Si ses causes paraissent légèrement inquiétantes par leur nature narcissique, ses conséquences n’en sont pas moins flippantes. Facebook deviendrait un indicateur, le compteur numéral du potentiel de la vitrine de ta bobine.

Mais le constat est-il si foufou que ça ? En gros, les paragraphes précédents révèlent-ils quelque chose ou ne servent-ils finalement pas de prétexte pour sortir un discours argumenté qui ne fait qu’affirmer des trucs vaseux ?

Eh, on m’l’a fait pas à moi. Le phénomène du compteur de ton potentiel physique existe depuis la nuit des temps. Partout. Dans la vraie vie.

Tu saaais… Celui qui commence par « Hey, mad’moiselle ».

Mais alors s’ensuit la question substantielle : l’attitude de la gent masculine (au hasard) envers nous dans la rue est-elle un indicateur formel de notre potentiel de séduction ? Nous ne les séduisons pas, lorsque nous marchons dans la rue. La plupart du temps, on se presse simplement pour aller chercher deux baguettes, tirer de l’argent, retrouver une amie, et notre marche n’est qu’un moyen pratique vers une fin. Nous ne défilons pas, et pourtant, beaucoup d’entre nous ne sortiraient pas prendre son pain en sautant du lit. On ne fera que se glisser un coup de crayon sous les yeux, de mascara, ou alors on enfilera un haut plus décent.

Le métro parisien, c'est un peu le facebook de l'appréciation physique quotidienne
Le métro parisien, c’est un peu le facebook de l’appréciation physique quotidienne

Nous ne séduisons pas mais nous apprêtons tout de même, comme pour se sentir mieux dans notre peau face aux autres. Nous voulons simplement prouver que nous pouvons être tout à fait jolies en toute circonstance, dès que nous pénétrons un lieu public du moins. C’est une pression que nous nous mettons seules ; le témoignage de nos efforts vestimentaires ou cosmétiques lorsque nous traversons les rues est souvent interprété comme un appel à l’homme. Nous les induisons en erreur, pour le plaisir, et l’assurance que nous sommes capables d’attirer l’attention. Nous ne les séduisons pas eux, mais nous tentons de nous séduire nous-mêmes.

Et si facebook, c’était pareil ?

Nous n’avons fondamentalement rien découvert, je veux dire, les principes de plaire en public, d’afficher ses goûts, ses influences culturelles, ses opinions, on le fait depuis la nuit des temps. Et la décomplexée qui entre dans une école maternelle en criant dans les couloirs « ELLE EST OU L’INSTIT’ ARABE ? » parce que ta mère a les cheveux bouclés, et bien finalement, c’est la même sur facebook. Mais au moins, on n’est pas tous obligé de la voir, sur internet. De la subir, j’entends.

Alors, la manipulation, l’esthétisme de nos êtres, la surexposition, tout ça… C’est facebook, mais pas que. Et surtout ; il ne s’agit pas de phénomènes si nouveaux que ça.

Et maintenant je m'en vais chercher l'pain
Et maintenant je m’en vais chercher l’pain