Causons bonheur.

Récemment, j’ai tenu une conversation plutôt importante avec une personne très proche.

C‘est déstabilisant de parler de concepts à première vue simplistes. On réalise très vite qu’ils sont faciles à nommer, on comprend instinctivement les raisons pour lesquelles on décide d’attribuer ce mot en particulier au phénomène. Mais le problème tient justement dans l’instinct : ledit concept simpliste ne peut pas vraiment attester de caractéristiques objectives, ne se satisfait pas de déterminations scientifiques qui apparaîtraient trop réductrices. Tout simplement parce qu’il ne peut seulement s’agir d’un calcul, d’un système global et généralisé pour penser le domaine public, ni ne doit être une bulle de savon philosophique à gonfler de façon isolée du reste du monde, ce qui est plutôt carrément paradoxal. J’ignore, par exemple, ce qui peut sortir d’un ministère du bonheur. Ca sous-entend qu’on pourrait l’administrer, lui donner des contours – économiques, humanitaires, sociologiques, par exemple –, le délimiter, donc. Doit-il y avoir des limites au bonheur, point d’interrogation. Naturellement, transposé au domaine public, la réponse tend vers le oui. Le bonheur des uns ne doit pas empiéter celui des autres, on distingue alors le bonheur individuel du bonheur public. S’ensuit la question de la liberté, autre concept a priori simpliste sur lequel se penche une flopée d’intellectuels, philosophes, bureaucrates, politiciens, ou gens tout court. Je m’aventure, en ce moment, à la lecture de La Crise de la culture d’Hannah Arendt, qui propose, par chapitres, des expériences de pensée intimidantes sur ces concepts qu’on croit comprendre. Expériences intimidantes puisqu’elles introduisent des subtilités avec une rigueur intellectuelle qui dépasse la couche atmosphérique, soutenues par une bibliographie savante et des contextualisations historiques de pensées philosophiques et politiques que l’on ne connaît pas, ou que certains, plus érudits, auraient oubliées.

Shrek et l'ane

Les derniers paragraphes que j’ai parcourus concernaient la liberté. Le chapitre s’ouvre sur ce qui semble être cette distinction fondamentale entre la liberté conçue dans le domaine politique, comprenant ceux qui vivent dans la cité, et la liberté intérieure, éprouvée dans la conscience de chacun. Les événements contemporains de Arendt, quelque chose comme la Seconde Guerre mondiale et le totalitarisme, ont mis, dans la conscience collective, la coopération de la liberté et de la politique à rude épreuve. Elle pointe donc une défiance généralisée envers le politique comme opérateur de liberté, qui va jusqu’à la scission même : il y aurait plus de liberté là où il y aurait moins de politique. Elle évoque même certaines tribus apolitiques, où la liberté consiste à se libérer des assignations et besoin vitaux : la faim, par exemple. Je ne me risquerai pas à résumer sa pensée d’avantage, je n’ai parcouru qu’une infime partie du chapitre pour le moment, néanmoins, Arendt semble répondre plutôt clairement à un problème : la liberté individuelle, vécue dans la conscience de chacun, ne peut être le modèle conceptuel de la liberté puisque intériorisée, mystérieuse, subjective. Il y aurait autant de libertés que d’intériorités pour l’éprouver : je ne résume plus Arendt, mais chaque conception viendrait à se piétiner gentiment, ou bien mènerait à l’isolement total. Ou bien la liberté devient un idéal intérieur, non un but pratique à atteindre. Dans ce cas, chacun est libre de ses idées. On peut également penser que la perte de croyance envers le politique comme opérateur de liberté amène à recroqueviller sa conception de la liberté dans son intériorité, comme si l’un était la cause de l’autre.

Il est plutôt simpliste de suggérer que la liberté conditionne en partie l’état de bonheur, qu’elle en est constitutive, et inversement. Ca semble normal de se sentir plus libre lorsqu’on est heureux : libre de ne pas être malheureux, déjà. Libre de se penser, avant toute chose. Quoi qu’il en soit, il semble que la distinction qu’opère Arendt pour introduire la liberté puisse s’appliquer au bonheur, et nous revenons donc au ministère du bonheur, à notre défiance envers le politique en bon gardien de notre état heureux, au repli pour penser nos conditions de bonheur, qu’on pourrait raccrocher de façon un peu facile, au bonheur en tant que consommateurs, par exemple.

Cet homme a eu le dernier éclair au chocolat. Les suivants auront les pas bons au café.
Cet homme a eu le dernier éclair au chocolat. Les suivants auront les pas bons au café.

Je disais donc que, récemment, j’ai tenu une conversation plutôt déstabilisante avec une personne très proche, que je vois malheureuse : un malheur, ici, intériorisé. Ses conditions sont géographiques, sentimentales, égocentriques, dans le sens où elle n’est pas satisfaite de ce qu’elle est, ou n’est pas heureuse de ce qu’elle pense d’elle-même. A l’inverse, elle me trouvait particulièrement heureuse et je ne le niais pas. Outre les déterminations de ce bonheur – géographiques, professionnelles, universitaires, physiques -, nous avons tenté d’en comprendre les indices. Quelles seraient les manifestations rationnelles d’un état aux caractéristiques potentiellement multiples (puisqu’il y a autant de manifestations de bonheur que de façons de le vivre et d’intériorités pour l’éprouver) ? Me concernant, nous convenions que les indices pratico-pratiques du bonheur étaient : l’émergence d’activités nouvelles, sportives ou culturelles, et leur entretien sur le long terme. L’élargissement du cercle de fréquentation, professionnel ou personnel, et son entretien sur le long terme. Essayons d’attribuer, maladroitement, ces indices aux deux domaines que nous avons distingués, public et intérieur. Les activités sont des opportunités offertes par l’espace public. Je jouis d’offres sportive et culturelle. Les interactions sociales relèvent du même domaine (tout ceci laisse penser qu’un ministère du bonheur a autant de sens qu’un ministère de la justice, pas dans son institutionnel mais conceptuel : tous les ministères proposent fondamentalement des solutions pour contribuer au bonheur public, comme ils formulent des propositions justes, dans le sens pas injustes. Le bonheur et la justice ne flottent pas seuls, ils doivent être constitutifs de tout ce qui émane du pouvoir politique). La question est : est-ce moi qui en fais les conditions de mon bonheur – il s’agirait donc de besoins a priori intériorisés – ou réalisé-je, a posteriori, qu’elles en sont des conditions ? J’ai l’impression de me questionner sur l’identité de l’autorité disposant du primat sur mon propre bonheur : ses conditions émanent-elles de moi ? L’erreur serait peut-être de s’en croire dépossédée si ce n’est pas le cas. Je ne crois pas qu’admettre que notre bonheur dépende, en partie, de l’espace public et de ses lois, soit une infidélité envers notre liberté intérieure d’être heureux. L’équilibre tient peut-être en ce que l’état de bonheur fait coïncider une envie ou un besoin intérieurs et la possibilité de leur réalisation dans l’espace public. Bizarrement, j’en viens à penser que le bonheur, idéal, un peu flou, intériorisé, trouve sa raison d’être par son extériorisation. C’est une sorte de confirmation, sans aller jusqu’au terme trop fort de légitimation : la confirmation institutionnelle du bonheur le redouble et le confirme. Ou bien, équilibre inverse, il est avant tout extérieur et se vit comme tel par son intériorisation : je profite de ce que m’offre, disons, la forêt des Trois Pignons, puis réalise, une fois rentrée, que j’en ai joui, que ça m’a même rendue heureuse. Alors je pérennise, et y retourne pour provoquer mon état de bonheur : l’équilibre s’inverse à nouveau. On pourrait objecter que la forêt des Trois Pignons est une proposition de la nature, autrement dit qu’elle n’est pas le produit du domaine public : ça aurait pu être vrai, néanmoins, les sentiers que je foule sont possédés, entretenus et régis par l’Etat et, par ailleurs, les trois quarts de cette forêt ne sont pas réellement le produit de Nature, mais de la main de l’Homme. On pourrait lui reprocher son artificialité (ce mot n’existe visiblement pas. Superficialité, par contre, oui. Mais je préfère celui qu’existe pas), mais c’est pas vraiment le sujet.

Je m’aperçois que le long terme apparaît souvent pour causer bonheur. Ca doit être le genre de caractéristiques qui distinguent le bonheur des autres formes d’état qui trouvent des effets relativement proches, mais pas similaires. Genre, la joie, la satisfaction, l’extase, la béatitude, l’orgasme.

Ce qui est assez marrant, après tout ce fatras, c’est que je pense que, pour s’armer des moyens du bonheur, il faut être dans certaines prédispositions. En ce qui me concerne, comme je trouve que cet article ne parle pas beaucoup de moi (tu la sens, mon ironie?) je crois que la libération, et pas vraiment la liberté, y est pour quelque chose. Peut-être la plus frivole de toutes. Mais si, tu sais, la libération de la vie conjugale, la liberté du célibat, quoi. Quand on se pense heureux en pensant son célibat comme une libération, ou quand on se pense libre en pensant son célibat comme un état de bonheur… Alors le domaine public est là pour agiter toutes les propositions de bonheur conjugal potentielles sous nos nez. Et ce jusqu’à ce qu’elles rencontrent une idée de bonheur, intériorisée, de vie conjugale.

SingleFabulous

Enfin, de manière plus générale, il semblerait que la libération des premières nécessités naturelles, de contraintes économiques, ou la libération du domaine familial (et toutes les autres possibilités qu’on pourrait recenser auprès de tous les heureux du coin), soient autant de prédispositions potentielles pour le bonheur.

Venons-en à mon interlocutrice, et aux indices de ce qui apparaîtrait comme son malheur (je rappelle que les indices ne sont pas les causes. Je devrais peut-être parler de symptômes, plutôt). Voici le constat qui nous a semblé le plus flagrant : le besoin ou le simple recours au fantasme d’une vie radicalement autre. L’insatisfaction face à notre vie et le sentiment de malheur qui en découle poussent à la transcender mentalement. Ca en souligne tous les manques, dans un premier temps, mais plus encore, ça suppose que nous les comblons à partir de rien, si ce n’est l’imagination. Partir vivre à l’autre bout du monde, changer de métier pour sauver le monde, quitter une femme pour une autre, fantasmée : les conditions du bonheur, intériorisées, ne peuvent généralement pas trouver leurs possibilités d’extériorisation, parce qu’elles sont irrationnelles, la plupart du temps. Autrement dit, le malheur serait peut-être, justement, ce problème de timing et la discordance entre la formulation intérieure d’un paramètre de bonheur et l’offre du domaine public. Ceci en sachant que je ne mentionne pas les discordances au sein même de notre conscience, qui, parfois (souvent), ne parvient pas à paramétrer ces conditions de bonheur et se fracture en permanence sous l’indécision. C’est vrai, après tout : même si l’on reconnaît les symptômes du malheureux au pied de notre lit le matin, on peut tout simplement ne pas connaître la formule pour y remédier. Alors on rêve et on fantasme, en sachant, en partie au moins, qu’on se ment. En attendant de tomber sur ce qui aura fait mentir le mensonge de départ : une rencontre coule qui nous emmène au bout du monde, une offre d’emploi pour aller sauver les coraux, ou bien un génie sorti d’une bouteille portant des couilles sur un coussin doré.

Je réalise que je n’ai pas parlé de collectif. En distinguant le bonheur et la liberté dans les domaines public et intérieur, j’aurais également pu faire une sous-distinction, pour le bonheur au moins : son extériorisation individuelle ou collective. C’est vrai, quoi, on peut se rendre heureux tout seul, sur le long terme, même dans le domaine public (qui a parlé de masturbation dans les parcs publics ? QUI?) : c’est le genre de truc qu’on fait quand on part courir tout seul en forêt chaque semaine. Quand on flâne en ville, ou quand on rentre chez soi (etc.). Que dire de plus, si ce n’est que les deux formes d’extériorisation (réalisées grâce au domaine public sans obligatoirement être collectives) existent, qu’il n’y a pas de différences de degrés ni d’échelles de valeurs qualitatives entre les bonheurs individuel et collectif, et que ça dépend beaucoup du caractère du bougre heureux. C’est peut-être pas le délire de tout le monde, d’aller faire du naturisme pour un retour aux sources ou de se rendre à des cours de sport pour comparer sa nouille aux vestiaires. Il y en a qui se réalisent dans leur bonheur en jouant les ténébreux au fond d’un café à feuilleter un livre-qu’on-comprend-pas-l’titre-parce-qu’il-est-en-grec-ancien, qu’est-ce que vous voulez que j’vous dise.

Et pour ceux que ça intéresse, l’émission des Matins de France Culture a consacré une quinzaine de minutes à la question du bonheur, en faisant intervenir Frédéric Lenoir et Christophe André. Ca va, les mecs, ils ont choisi des noms et prénoms pas du tout passe-partout.

Qu’Est-ce que le sport provoque chez vous ?

Depuis mon arrivée à la fac, et depuis ma rencontre avec mon amie Justine, le sport est devenu omniprésent dans notre emploi du temps. D’abord la gym, puis le volley, et le foot, encore un peu de gym, et du tennis de table, toujours du volley, de la muscu, et maintenant de la boxe anglaise. Évidemment, on ne peut affirmer ni elle ni moi que
nous sommes volleyeuses, boxeuses, encore moins footballeuses (surtout pas quand on se viande lamentablement sur le terrain,  en se faisant glisser toute seule, juste en face du prof un peu mignon, le jour de la notation) ; néanmoins, le gymnase est devenu familier, un peu réconfortant, carrément attractif.

Finalement, je ne cherche pas à obtenir un statut en fréquentant ces lieux, je m’y sens seulement intégrée, comme dans une communauté bienveillante ; celle des joggings et des baskets. Notre engouement n’a fait que s’accroître, en jouant les hôtesses pour des matches de volley, et, pour ma part, en assistant à ceux de handball.

Le sportif est par extension devenu une figure idéalisée, une aura charismatique symbolisant à elle seule certaines valeurs que je lui attribue sans réellement savoir si elles ont légitimes. La bravoure, le respect dans l’adversité et une sorte de mystère entourent cette nouvelle référence, personnellement masculine, puisque je suis une fille et que je m’intéresse aux sportifs aussi de façon purement frivole, et fantasmatique. Le sportif est celui dont on ignore les tréfonds de la pensée lorsqu’il est sur un terrain, et que l’on vient voir dans une scénographie proche de celle de n’importe quel autre spectacle ; ce dispositif induit que le sportif est mis en scène et que nous en sommes les spectateurs. Bref, on vient aussi les regarder, et si l’on paye si cher une place pour un match de rugby, ça doit bien vouloir dire que les quinze costauds aux oreilles de choux fleurs qui se font de violentes accolades sont des sortes de monstres, physiques mais aussi médiatiques.

Coucou, j'ai des fossettes choupies et une médaille d'or olympique
Coucou, j’ai des fossettes choupies et une médaille d’or olympique

Le sport est la dualité, de deux êtres ou bien de deux entités d’êtres, et nous prenons toujours plaisir à prendre le parti de l’un, peut-être parce que l’on préfère leur couleur de maillot (ça, c’est quand je ne connais tout simplement le pays auquel se réfère le diminutif près du score), ou bien parce que l’on s’identifie de façon patronymique, ou encore parce que l’un d’entre eux a une coupe de cheveux plutôt sympa et des mollets tout durs. Finalement, le sport exalte des instincts impulsifs autour d’une toile de valeurs que j’idéalise peut-être profondément. Je ne suis à l’aise ni dans la compétition, ni dans l’évaluation d’une production physique, d’ailleurs, je ne suis pas à l’aise non plus dans le rôle de supportrice ; jamais je n’ai gigoté mon petit drapeau aux couleurs de l’équipe de handball que nous venons soutenir.

Alors quoi ? Qu’est-ce que cela excite réellement dans mon éponge cervicale ? L’été 2012, j’avais pleuré devant certaines courses de natation aux Championnats Olympiques de Londres. L’identification à notre patrie dans ces cas là est particulièrement exacerbée, mais pas seulement ; l’identification à la personne, au nageur qui porte un bonnet un peu ridicule et des lunettes de mouche, est aussi très forte. Yannick Agnel, Florent Manaudou et sa victoire surprise au sprint sur 50m, la retraite de Michael Phelps (déretraité depuis je crois mais bon quand même) ; les personnalités de chacun nous semblent familières parce qu’elles nous sont contées par les commentateurs : l’ère d’aujourd’hui fait que le monde se rapproche de ses idoles. Un match de quarts de finale de Roland Garros en 2012, opposant Tsonga et Djokovic, m’a transportée d’une telle façon que j’en aurais chialé. Le français est devenu non seulement une connaissance, mais surtout un correspondant privilégié ; j’unissais ma conscience à la sienne d’une manière parfaitement irrationnelle, dans l’espoir peut-être de provoquer quelque chose, ou si ce n’est pas le cas, pour avoir la sensation de participer au match et aux enjeux qu’il représentait.

Pourquoi sommes-nous si curieux de savoir ce qu’il peut se passer dans les vestiaires de sportifs de haut niveau, ce qu’il s’y dit, ce qu’il s’y fait ? Pourquoi tentons-nous d’interviewer les tennismen de Roland Garros juste avant qu’ils n’entrent sur le terrain où va se jouer un match capital ? Quelle est la nature de la curiosité qui nous y pousse ? Lorsque, avec ma famille, nous avons assisté au match opposant la France à l’Irlande au tournoi des six nations en 2012, au stade de France, nous avons chanté la Marseillaise, nous nous sommes indignés, on a même eu peur. Toutes ces passions très fortes et finalement instinctives n’étaient que le témoignage d’une identification profonde, plus grand encore que celle éprouvée au visionnage d’un film, parce que cet événement sportif s’inscrit dans la vie réelle, engendre des conséquences dans cette dernière. Si ces conséquences ne nous touchent pas personnellement, elles atteignent l’esprit collectif.

Si nous posions la question dans la rue, « qu’est-ce que le sport provoque chez vous ? » , je serais curieuse d’en connaître les réponses.

Maintenant je vous laisse et je vais faire la planche sur le dos de Micky.

US swimmer Michael Phelps competes in th