Y’a tellement de clichés sur le fait d’être heureux qu’on n’ose même plus le conceptualiser, parce que s’aménager du temps pour en lister les raisons, c’est un truc de gens qui n’auraient vraiment rien d’autre à foutre.
Depuis des mois, j’ai conscience d’être complètement heureuse, tous ou presque domaines confondus. Le fait de s’autoriser à le penser, de s’extirper de son propre bonheur pour le constater est peut-être l’indice d’une forme de méfiance : ne nous laissons pas trébucher sur les obstacles jusqu’ici inexistants au bonheur, et prenons de la distance, quitte à se faire trébucher soi-même sur une incertitude injustifiée et déraisonnable. Au moins, on ne pourra s’en prendre qu’à soi-même. Si je sais que je suis heureuse, j’en rationalise les causes et effets, j’intellectualise peut-être un peu aussi l’état, je le sous-pèse, le relativise, bref, je le déforme, à peine, mais je le déforme, du moins je lui retire cette noble existence inconsciente qui sent bon la rose.
Alors quoi, j’arrête de dire que j’ai conscience d’être complètement heureuse depuis des mois, pour la forme, histoire de dire que cet état est naturel, inconscient, et par conséquent plus authentique ? Le mot m’écorche la bouche, les oreilles, bref tous les orifices que vous voudrez.
J’ai parfaitement conscience d’être heureuse de plein de trucs et je décide que le destin ou le karma ne troubleront pas cet état jusqu’ici stationnaire pour le transformer en apocalypse personnelle. Le hasard, soi-même et ce qu’on peut appeler difficilement autrement que le cycle de la vie suffisent déjà à nuancer ce franc bonheur.
Des fois, c’est peut-être même la mort de son grand-père qui, après avoir fracassé l’intérieur du corps et de la tête de haut en bas et de bas en haut, provoque la pulsion de vie, celle proche de la survie tant elle rappelle que, de toute façon, on ne fait que retarder la mort à partir du moment où l’on naît. Être bousillé par le décès d’un proche parent, du premier qui vous ait parlé de philosophie, qui ait lu vos premiers poèmes et qui se soit absenté avant que vous ne puissiez lui adresser votre dernière production, peut provoquer, chimiquement et physiquement, en parallèle, la reconstruction. Souvent, ça passe par le bonheur qu’on pioche là où son grand-père l’avait flairé. L’oeuf sur le plat, le vin rouge, la curiosité, la cosmologie, le jardin, la philosophie, la chair. La famille. Celle qui partage les miettes d’un même deuil avec le même but – s’extraire et extraire les autres du marasme -, mais ne se comprend pas sur la façon de le faire, parce qu’il n’y en a pas vraiment de bonnes. Si tant est qu’il y ait quelque chose à faire, que le « deuil » soit performatif. J’avoue que je comprends pas trop la notion.
Je disais que j’étais heureuse, et après j’ai parlé de la mort. Ca va, je trouve que je suis mesurée.
Ces derniers temps, on se pose souvent la question, avec mes proches : tu te vois où dans x ans ? Où signifiant souvent : – dans quel secteur professionnel ? – avec quel.l.e conjoint.e ? – dans quelle ville ? – dans quel pays ? – avec des enfants ?
Y’en a pour qui la question est anxiogène. Peut-être parce qu’ils se sentent en partie dépossédés d’un avenir finalement tricoté avec pas mal de hasards, rencontres, choix indéterminés. Peut-être parce que l’avenir est nécessairement une incertitude, et que c’est pas très rassurant, parfois proche de la fatalité dans l’imaginaire.
D’autres pour qui la question est une non question. Ils ont des projets. Parfois datés. Ou bien l’avenir est une incertitude, mais associée de façon quasi systématique à l’idée de progrès – dans le sens optimiste du terme -, du moins jusqu’à un certain point. Rien de bien anxiogène là-dedans.
Alors, à la question « tu te vois où, dans 5 ans ? », j’ai au moins mille réponses, dont mille fantasmatiques. Je peux aussi bien être cultivatrice de céréales ou d’insectes en Provence Alpes Côte d’Azur, serveuse dans un coffee shop au fin fond du Mississippi, avoir perdu un nouvel être cher et mis au monde 1 enfant, ou bien vivre avec 10 chats. La seule question valable serait « tu seras qui, dans 5 ans ? », et à cela on peut difficilement répondre autre chose que « moi, mais en pas pareil ».
Quel rapport avec le bonheur, meuf ?
Y’a tellement de clichés sur le fait d’être heureux qu’on oublie parfois de l’apprécier quand il est là, en se demandant toujours ce qu’on pourrait faire de notre viande 5 ans plus tard.
Il y a quelques temps déjà, quelqu’un m’a dit qu’il vivait au jour le jour, sans trop se projeter dans l’avenir. Il doit trouver la question « tu te vois où, dans 5 ans? » assez déconcertante.
Elle l’est.
Qu’on me demande où je suis maintenant. Que j’emmerde tout le monde avec mon bonheur.
Gros bisous.