Il est bientôt 3h du matin et je viens de suivre un débat animé sur le plateau de Ruquier, entre Caroline Fourest, Léa Salamé et Aymeric Caron. J’associais Fourest et Caron au même courant de pensée politique, ainsi les passerelles facilitantes de mes neurones attendaient une entente cordiale entre ces 2 personnages concernant les questions de laïcité et d’anti-racisme. Que nenni. Les 2 partis, pourtant proches des victimes des attentats de Charlie Hebdo, se sont insultés sur le plateau et ont proposé aux téléspectateurs de France 2 un anti-débat – autrement dit, ils se sont tus.
Sans revenir sur le fond du débat, j’attendais, autour de questions aussi fondamentales, un accord parfait, la cohésion de points de vue en faveur de principes simples tels que la condamnation de l’intolérance et l’instruction de ceux dont l’ignorance laisse libre court à des opinions haineuses. J’espérais une confirmation, un guide éclairé de l’embryon de ma pensée afin que celle-ci fasse l’objet d’une validation par ce qu’on appelle avec piété les intellectuels. Parce qu’elle le dit beaucoup, Caroline Fourest : elle mène des débats intellectuels.
Mais qu’espérons-nous de ces individus porteurs de tels débats ? Qu’ils soient les curseurs de ce qui relève de la pensée éclairée – puisque le mot « juste » leur hérisse le poil, par trouille d’être associés à une joyeuse bande de dictateurs cérébraux.
Quel étrange phénomène, duquel me vient la question suivante : pouvons-nous penser le monde par nous-mêmes ? Quelle terrifiante responsabilité que de se faire un avis sur ce que nous ne comprenons pas toujours, bénéficiant comme seul outil de notre cervelle, bordel d’images, souvenirs, sentiments, égocentrisme et propagande affective.
Puisque nous ne sommes spécialistes de rien, si ce n’est d’une micro chose à l’échelle du monde, nous attendons l’expertise de relais divers afin d’apprendre, connaître et juger ce qui nous entoure, même si ces propagateurs de connaissance sont parfois difficiles à suivre. Ils s’opposent, s’engueulent et affirment tant de choses contradictoires qu’il nous faut travailler notre capacité de tri : finalement, c’est la parole de l’un contre celle de l’autre. Et gare à ceux qui se plantent. Mais lorsque ces intellectuels, qui plus est de mêmes sensibilités politiques ou du moins d’accord pour ne pas excuser le meurtre, s’écharpent autour de fondamentaux pour lesquels nous nourrissions le fantasme d’une pensée unie, nous sommes amenés à remettre en question leur rôle. Cette nuit, les lanternes intellectuelles se sont éteintes au profit de la confusion.
En réponse à ce type d’événements, une réaction serait salutaire : se détacher de la parole intellectuelle afin d’affirmer son propre bon-sens. Alors, on en revient à ce dangereux saut à l’élastique réflexif qui, quoiqu’il arrive, a été conditionné par de multiples acteurs avant même Caroline Fourest et Aymeric Caron (qui devrait se couper un petit peu les mèches du devant).
Quels sont nos leaders d’opinion involontaires dans le cours de nos vies ? C’est ainsi qu’on les appelle en socio, unique terme retenu en 2 années de sciences économiques et sociales au lycée.
L’environnement familial, dont on prétend se détacher en permanence, a façonné notre mode de pensée, ou du moins a construit le détachement opéré de ce mode de pensée. L’éducation, dans les 1ères années, consiste à avaler des opinions sans disposer des moyens pour les réfléchir, les digérer, les ruminer et éventuellement les recracher (j’allais pas parler de transit, toussa).
Lorsque l’environnement géographique s’élargit, les leaders d’opinion se multiplient. Artisans, amis, collègues, petit(e)s ami(e)s ou voisins, les fréquentations physiques offrent des points de vue diversifiés tirés d’environnements familiaux parfois opposés. Leur façon de réfléchir le monde, la construction de leur pensée sera nécessairement différente et fera l’objet de 1ères confrontations, ou bien de 1ères adhésions. Si non, nous en apprendrons ou en désapprendrons des choses.
S’ensuit l’apprentissage à l’école, ponctué de nouvelles rencontres avec d’autres aspirations au monde, influençant plus ou moins la sienne. L’enseignement même, légèrement teinté d’idéologie appuyée par une empreinte quasi invisible de son prescripteur, porte une vision du monde ou du moins les outils pour s’en fabriquer une.
Les médias secouent ensuite nos certitudes en permanence, ne se contentant pas de diffuser une information et de l’opinion factuelles, bien au contraire. Ils présenteront un angle du sujet, placé dans un contexte sélectif et confronteront certaines paroles contre d’autres sans que nous ne soyons décisionnaires concernant les choix de ces intervenants. Les médias nous apportent une connaissance du monde filtrée, de manière purement matérielle – le choix de l’image, du son, le montage, la concision de l’écrit, l’imputation de l’enquête – mais aussi de façon intellectuelle – le choix de l’intervenant, de l’angle, la subjectivité. Pourtant, la télévision, la radio et la presse écrite sont chez nous, au cœur de ce qui abrite notre intellectualisation du monde : les médias nous fréquentent intimement et notre porosité à leur égard est grande. Ils matérialisent le carrefour de rencontres de ces fameux débats intellectuels, le lieu où tout se passe : la définition du monde, entre autre. Mais quelle folie que de penser ainsi le rôle de journalistes, chroniqueurs et autres singes savants intervenant dans le monde médiatique.
Enfin, depuis une bulle de savon flottant au-dessus de la réalité du monde, se trouve la classe politique. Leur langage est si différent du nôtre que nous n’en comprenons pas les enseignements, s’ils existent bel et bien. Si l’on sonde le rôle de ces porteurs de débats intellectuels, l’on déduit finalement une chose : ils sont supposés tout mettre en œuvre pour assurer aux citoyens un cadre de vie de bonne qualité. Dans ce but, une multitude de courants de pensée s’opposent de manière radicale concernant la façon de le faire, ce qui est suffisamment déconcertant pour ne pas en trouver d’explication rationnelle. Finalement, c’est comme si tout le monde s’engueulait pour trouver le moyen de dessiner un cercle : pour être heureux, avoir des emplois, un bon système de santé et un environnement pas trop dégueu, il y aurait donc à peu près autant de moyens que d’intellectuels penchés sur le sujet. Ainsi, nous faisons le choix de celui qui incarnera le mieux ce que l’on croit être la pensée éclairée, à laquelle nous décidons d’adhérer d’après un héritage pluriel et mouvant. Et cela a autant de sens qu’il y a d’adhérents et de propagateurs de programmes réflexifs.
Les artistes, écrivains, chefs d’entreprise, les gens à la rue et les stars, Wikipédia – autrement dit tout le monde, les médaillé(e)s Fields, les couronnés de la Légion d’Honneur, les militaires et les astronautes : pour peu que nous cherchions la certification de notre vision du monde, un homme dans un casque vous dira qu’il ne s’agit que d’un corps astral rocheux à noyau métallique. Puis, un autre rectifiera la 1ère observation d’après une autre expertise.
Ainsi, lorsque j’ai éteint la télévision pour aller à la fois m’abrutir et enrichir ma vision fantasmatique du monde devant How I Met Your Mother, j’ai essayé de me faire un avis concernant les événements qui venaient de se produire sur le plateau de Ruquier. Le racisme c’est mal, la laïcité, c’est bien, mais lorsque certains désirent porter le voile pour des raisons de liberté et de croyance individuelles, ou bien se sentent blessés par les caricatures de figures religieuses – puisque c’était de cela qu’il s’agissait hier soir – que doit-on répondre ? Et sommes-nous à même de comprendre et de juger, nous, téléspectateurs du monde en quête permanente d’explications à propos de tout ?
Aymeric Caron et Caroline Fourest n’ont été d’aucun secours hier soir à ce sujet. Alors j’ai décidé qu’il était de mon droit d’ignorer la réponse à certaines questions. En soi, ne pas tenir d’opinion arrêtée sur un sujet consiste peut-être en une vision du monde. Ou bien il ne s’agit que d’une niche anti-intellectuelle confortable pour de pauvres âmes telles que la mienne.