Les Enfants

Je suis nulle avec les enfants.

C’est vrai. Je le suis. Je l’ai toujours plus ou moins été ; même petite, j’étais, on va dire, embarrassée par les enfants plus jeunes que moi, que je croisais à l’occasion de soirées parentales avec des amis. J’ai toujours pensé présenter les symptômes de cette population un peu honteuse, les je-supporte-pas-les-gosses, repoussoirs pathologiques de joyeux bambins, moissonneuses batteuses de l’univers pailleté des adorateurs de petites bouilles joufflues. Et j’ai fini par m’en convaincre toute seule ; ouais, j’aime pas les gosses. Je pense avoir compris tôt que ça ne venait pas d’eux : non, tous les gamins qui m’entourent, briquettes de jus de raisin à la bouche dans le RER, couches-aux-culs à poussettes dans les files d’attente, ne sont pas des sales gosses. Pas tous. Ca vient de moi. En fait, ce n’est pas vraiment que je ne les aime pas ; ils me font peur. Je ne sais pas comment me comporter avec eux, de quelle manière leur parler, ni même de quoi. Lorsqu’ils croisent mon regard, quelques fois, je les sens tentés de m’interpeller, et lorsqu’ils concrétisent cette envie soudaine, je panique, soit parce que je ne comprends tout simplement pas ce qu’ils peuvent bien me raconter, soit parce que je ne sais pas quoi leur répondre. « Aujourd’hui j’ai découpé une fleur en papier ». Oh je vois, répondrait notre simple et pourtant efficace orateur et ami Tarzan. Mais je sens bien qu’ils ne sont pas si cons, les gamins, ils attendent quelque chose d’un échange comme celui-ci, en fait, les gosses, ils ont envie de causer, d’avoir ton attention, ton intérêt, et ils sont curieux aussi à notre sujet, nous, les grands.

Oui, je suis vraiment nulle avec les enfants. Notre relation a toujours été bien compliquée. Hé, quand on est la petite dernière de la famille, tous cousins confondus, et bien on ne sait tout simplement pas comment s’y prendre. On n’a pas eu le mode d’emploi.


Et puis, mon grand-frère nous a annoncé quelque chose. « On va avoir un enfant ». Je me doutais bien qu’ils avaient déjà fricoté sous la couette, avec ma belle-sœur, depuis huit ans qu’ils sont ensemble ces deux-là, tu penses. Mais j’avais oublié qu’on avait grandi, mes frères et moi, c’est vrai, quoi, on connaît nos âges, mais on ne les visualise pas vraiment ; j’avais oublié qu’on était plus ou moins tous devenus adultes, surtout l’aîné. J’avais oublié que mon frère pouvait devenir un papa.

Le lendemain de cette annonce, dans la voiture,

Lancée à pleine vitesse direction la Capitale, je pensais à tout c’fatras. J’allais devenir Tata Mathilde, moi, la personnification même de la nullitude infantile, moi, la catastrophe ambulante qui a laissé une gamine de trois ans, un jour, descendre seule d’un tabouret de bar. Oui, elle s’est cassé la figure. Oui, elle a pleuré. Oui, il y avait sa mère dans la pièce. * petit filet de sueur froide *

J’ai senti cette espèce de panique, putain d’effet d’après-coup, prise de conscience à retardement. Et puis, c’est sorti de moi, quelque chose a gonflé sous les yeux, et ça a explosé, comme une bulle de savon. Un putain de gros sanglot, du genre épuisant.

J’avais pas l’droit de me poser cette question, je n’avais pas le droit d’avoir peur d’être tante ; je mélangeais, dans ma tête, deux choses incomparables : les enfants, désignatif global, catégorie irrationnelle, et l’enfant de mon frère. J’ai réalisé que j’étais nulle avec les enfants, mais qu’on s’en foutait pas mal, de ce délire personnel (en fait, on dirait une espèce de mythe fabriqué par moi-même) ; c’est elle qui m’a fait réaliser que j’allais être Tata, indépendamment de tout le reste.

Et je vais être une tata géniale. Genre Julie Andrews.

sound-of-music-Andrews_l
OUAIS je saurais jouer de la guitare pareil