Causons bonheur.

Récemment, j’ai tenu une conversation plutôt importante avec une personne très proche.

C‘est déstabilisant de parler de concepts à première vue simplistes. On réalise très vite qu’ils sont faciles à nommer, on comprend instinctivement les raisons pour lesquelles on décide d’attribuer ce mot en particulier au phénomène. Mais le problème tient justement dans l’instinct : ledit concept simpliste ne peut pas vraiment attester de caractéristiques objectives, ne se satisfait pas de déterminations scientifiques qui apparaîtraient trop réductrices. Tout simplement parce qu’il ne peut seulement s’agir d’un calcul, d’un système global et généralisé pour penser le domaine public, ni ne doit être une bulle de savon philosophique à gonfler de façon isolée du reste du monde, ce qui est plutôt carrément paradoxal. J’ignore, par exemple, ce qui peut sortir d’un ministère du bonheur. Ca sous-entend qu’on pourrait l’administrer, lui donner des contours – économiques, humanitaires, sociologiques, par exemple –, le délimiter, donc. Doit-il y avoir des limites au bonheur, point d’interrogation. Naturellement, transposé au domaine public, la réponse tend vers le oui. Le bonheur des uns ne doit pas empiéter celui des autres, on distingue alors le bonheur individuel du bonheur public. S’ensuit la question de la liberté, autre concept a priori simpliste sur lequel se penche une flopée d’intellectuels, philosophes, bureaucrates, politiciens, ou gens tout court. Je m’aventure, en ce moment, à la lecture de La Crise de la culture d’Hannah Arendt, qui propose, par chapitres, des expériences de pensée intimidantes sur ces concepts qu’on croit comprendre. Expériences intimidantes puisqu’elles introduisent des subtilités avec une rigueur intellectuelle qui dépasse la couche atmosphérique, soutenues par une bibliographie savante et des contextualisations historiques de pensées philosophiques et politiques que l’on ne connaît pas, ou que certains, plus érudits, auraient oubliées.

Shrek et l'ane

Les derniers paragraphes que j’ai parcourus concernaient la liberté. Le chapitre s’ouvre sur ce qui semble être cette distinction fondamentale entre la liberté conçue dans le domaine politique, comprenant ceux qui vivent dans la cité, et la liberté intérieure, éprouvée dans la conscience de chacun. Les événements contemporains de Arendt, quelque chose comme la Seconde Guerre mondiale et le totalitarisme, ont mis, dans la conscience collective, la coopération de la liberté et de la politique à rude épreuve. Elle pointe donc une défiance généralisée envers le politique comme opérateur de liberté, qui va jusqu’à la scission même : il y aurait plus de liberté là où il y aurait moins de politique. Elle évoque même certaines tribus apolitiques, où la liberté consiste à se libérer des assignations et besoin vitaux : la faim, par exemple. Je ne me risquerai pas à résumer sa pensée d’avantage, je n’ai parcouru qu’une infime partie du chapitre pour le moment, néanmoins, Arendt semble répondre plutôt clairement à un problème : la liberté individuelle, vécue dans la conscience de chacun, ne peut être le modèle conceptuel de la liberté puisque intériorisée, mystérieuse, subjective. Il y aurait autant de libertés que d’intériorités pour l’éprouver : je ne résume plus Arendt, mais chaque conception viendrait à se piétiner gentiment, ou bien mènerait à l’isolement total. Ou bien la liberté devient un idéal intérieur, non un but pratique à atteindre. Dans ce cas, chacun est libre de ses idées. On peut également penser que la perte de croyance envers le politique comme opérateur de liberté amène à recroqueviller sa conception de la liberté dans son intériorité, comme si l’un était la cause de l’autre.

Il est plutôt simpliste de suggérer que la liberté conditionne en partie l’état de bonheur, qu’elle en est constitutive, et inversement. Ca semble normal de se sentir plus libre lorsqu’on est heureux : libre de ne pas être malheureux, déjà. Libre de se penser, avant toute chose. Quoi qu’il en soit, il semble que la distinction qu’opère Arendt pour introduire la liberté puisse s’appliquer au bonheur, et nous revenons donc au ministère du bonheur, à notre défiance envers le politique en bon gardien de notre état heureux, au repli pour penser nos conditions de bonheur, qu’on pourrait raccrocher de façon un peu facile, au bonheur en tant que consommateurs, par exemple.

Cet homme a eu le dernier éclair au chocolat. Les suivants auront les pas bons au café.
Cet homme a eu le dernier éclair au chocolat. Les suivants auront les pas bons au café.

Je disais donc que, récemment, j’ai tenu une conversation plutôt déstabilisante avec une personne très proche, que je vois malheureuse : un malheur, ici, intériorisé. Ses conditions sont géographiques, sentimentales, égocentriques, dans le sens où elle n’est pas satisfaite de ce qu’elle est, ou n’est pas heureuse de ce qu’elle pense d’elle-même. A l’inverse, elle me trouvait particulièrement heureuse et je ne le niais pas. Outre les déterminations de ce bonheur – géographiques, professionnelles, universitaires, physiques -, nous avons tenté d’en comprendre les indices. Quelles seraient les manifestations rationnelles d’un état aux caractéristiques potentiellement multiples (puisqu’il y a autant de manifestations de bonheur que de façons de le vivre et d’intériorités pour l’éprouver) ? Me concernant, nous convenions que les indices pratico-pratiques du bonheur étaient : l’émergence d’activités nouvelles, sportives ou culturelles, et leur entretien sur le long terme. L’élargissement du cercle de fréquentation, professionnel ou personnel, et son entretien sur le long terme. Essayons d’attribuer, maladroitement, ces indices aux deux domaines que nous avons distingués, public et intérieur. Les activités sont des opportunités offertes par l’espace public. Je jouis d’offres sportive et culturelle. Les interactions sociales relèvent du même domaine (tout ceci laisse penser qu’un ministère du bonheur a autant de sens qu’un ministère de la justice, pas dans son institutionnel mais conceptuel : tous les ministères proposent fondamentalement des solutions pour contribuer au bonheur public, comme ils formulent des propositions justes, dans le sens pas injustes. Le bonheur et la justice ne flottent pas seuls, ils doivent être constitutifs de tout ce qui émane du pouvoir politique). La question est : est-ce moi qui en fais les conditions de mon bonheur – il s’agirait donc de besoins a priori intériorisés – ou réalisé-je, a posteriori, qu’elles en sont des conditions ? J’ai l’impression de me questionner sur l’identité de l’autorité disposant du primat sur mon propre bonheur : ses conditions émanent-elles de moi ? L’erreur serait peut-être de s’en croire dépossédée si ce n’est pas le cas. Je ne crois pas qu’admettre que notre bonheur dépende, en partie, de l’espace public et de ses lois, soit une infidélité envers notre liberté intérieure d’être heureux. L’équilibre tient peut-être en ce que l’état de bonheur fait coïncider une envie ou un besoin intérieurs et la possibilité de leur réalisation dans l’espace public. Bizarrement, j’en viens à penser que le bonheur, idéal, un peu flou, intériorisé, trouve sa raison d’être par son extériorisation. C’est une sorte de confirmation, sans aller jusqu’au terme trop fort de légitimation : la confirmation institutionnelle du bonheur le redouble et le confirme. Ou bien, équilibre inverse, il est avant tout extérieur et se vit comme tel par son intériorisation : je profite de ce que m’offre, disons, la forêt des Trois Pignons, puis réalise, une fois rentrée, que j’en ai joui, que ça m’a même rendue heureuse. Alors je pérennise, et y retourne pour provoquer mon état de bonheur : l’équilibre s’inverse à nouveau. On pourrait objecter que la forêt des Trois Pignons est une proposition de la nature, autrement dit qu’elle n’est pas le produit du domaine public : ça aurait pu être vrai, néanmoins, les sentiers que je foule sont possédés, entretenus et régis par l’Etat et, par ailleurs, les trois quarts de cette forêt ne sont pas réellement le produit de Nature, mais de la main de l’Homme. On pourrait lui reprocher son artificialité (ce mot n’existe visiblement pas. Superficialité, par contre, oui. Mais je préfère celui qu’existe pas), mais c’est pas vraiment le sujet.

Je m’aperçois que le long terme apparaît souvent pour causer bonheur. Ca doit être le genre de caractéristiques qui distinguent le bonheur des autres formes d’état qui trouvent des effets relativement proches, mais pas similaires. Genre, la joie, la satisfaction, l’extase, la béatitude, l’orgasme.

Ce qui est assez marrant, après tout ce fatras, c’est que je pense que, pour s’armer des moyens du bonheur, il faut être dans certaines prédispositions. En ce qui me concerne, comme je trouve que cet article ne parle pas beaucoup de moi (tu la sens, mon ironie?) je crois que la libération, et pas vraiment la liberté, y est pour quelque chose. Peut-être la plus frivole de toutes. Mais si, tu sais, la libération de la vie conjugale, la liberté du célibat, quoi. Quand on se pense heureux en pensant son célibat comme une libération, ou quand on se pense libre en pensant son célibat comme un état de bonheur… Alors le domaine public est là pour agiter toutes les propositions de bonheur conjugal potentielles sous nos nez. Et ce jusqu’à ce qu’elles rencontrent une idée de bonheur, intériorisée, de vie conjugale.

SingleFabulous

Enfin, de manière plus générale, il semblerait que la libération des premières nécessités naturelles, de contraintes économiques, ou la libération du domaine familial (et toutes les autres possibilités qu’on pourrait recenser auprès de tous les heureux du coin), soient autant de prédispositions potentielles pour le bonheur.

Venons-en à mon interlocutrice, et aux indices de ce qui apparaîtrait comme son malheur (je rappelle que les indices ne sont pas les causes. Je devrais peut-être parler de symptômes, plutôt). Voici le constat qui nous a semblé le plus flagrant : le besoin ou le simple recours au fantasme d’une vie radicalement autre. L’insatisfaction face à notre vie et le sentiment de malheur qui en découle poussent à la transcender mentalement. Ca en souligne tous les manques, dans un premier temps, mais plus encore, ça suppose que nous les comblons à partir de rien, si ce n’est l’imagination. Partir vivre à l’autre bout du monde, changer de métier pour sauver le monde, quitter une femme pour une autre, fantasmée : les conditions du bonheur, intériorisées, ne peuvent généralement pas trouver leurs possibilités d’extériorisation, parce qu’elles sont irrationnelles, la plupart du temps. Autrement dit, le malheur serait peut-être, justement, ce problème de timing et la discordance entre la formulation intérieure d’un paramètre de bonheur et l’offre du domaine public. Ceci en sachant que je ne mentionne pas les discordances au sein même de notre conscience, qui, parfois (souvent), ne parvient pas à paramétrer ces conditions de bonheur et se fracture en permanence sous l’indécision. C’est vrai, après tout : même si l’on reconnaît les symptômes du malheureux au pied de notre lit le matin, on peut tout simplement ne pas connaître la formule pour y remédier. Alors on rêve et on fantasme, en sachant, en partie au moins, qu’on se ment. En attendant de tomber sur ce qui aura fait mentir le mensonge de départ : une rencontre coule qui nous emmène au bout du monde, une offre d’emploi pour aller sauver les coraux, ou bien un génie sorti d’une bouteille portant des couilles sur un coussin doré.

Je réalise que je n’ai pas parlé de collectif. En distinguant le bonheur et la liberté dans les domaines public et intérieur, j’aurais également pu faire une sous-distinction, pour le bonheur au moins : son extériorisation individuelle ou collective. C’est vrai, quoi, on peut se rendre heureux tout seul, sur le long terme, même dans le domaine public (qui a parlé de masturbation dans les parcs publics ? QUI?) : c’est le genre de truc qu’on fait quand on part courir tout seul en forêt chaque semaine. Quand on flâne en ville, ou quand on rentre chez soi (etc.). Que dire de plus, si ce n’est que les deux formes d’extériorisation (réalisées grâce au domaine public sans obligatoirement être collectives) existent, qu’il n’y a pas de différences de degrés ni d’échelles de valeurs qualitatives entre les bonheurs individuel et collectif, et que ça dépend beaucoup du caractère du bougre heureux. C’est peut-être pas le délire de tout le monde, d’aller faire du naturisme pour un retour aux sources ou de se rendre à des cours de sport pour comparer sa nouille aux vestiaires. Il y en a qui se réalisent dans leur bonheur en jouant les ténébreux au fond d’un café à feuilleter un livre-qu’on-comprend-pas-l’titre-parce-qu’il-est-en-grec-ancien, qu’est-ce que vous voulez que j’vous dise.

Et pour ceux que ça intéresse, l’émission des Matins de France Culture a consacré une quinzaine de minutes à la question du bonheur, en faisant intervenir Frédéric Lenoir et Christophe André. Ca va, les mecs, ils ont choisi des noms et prénoms pas du tout passe-partout.

La tragédie des bilans du nouvel an.

Attention, il y a plein de mots dans cet article.

On m’a dit qu’ils pouvaient presque former des phrases.

L’heure est aux bilans, paraît-il. J’ai déjà partagé mon sentiment au sujet de cette tendance pathologique liée à la célébration du passage à la nouvelle année civile, qui ne correspond en rien à mon horloge (biologique, intestinale, psychologique) vitale. J’ai donc cultivé le rejet des soirées repeintes au vomi et aux règlements de compte pour leur préférer les soirées familiales, cette année dans une maison secondaire en Bretagne, qui plus est. L’institution de la maison secondaire, jusqu’alors parfaitement inaccessible et fictive – associée aux Hamptons américains des gens beaucoup trop riches – nouvellement introduite dans la famille est un événement festif qui se suffit à lui-même. Ajoutez-y quelques jeux de société et des pouèts pouèts en carton, alors vous tenez la recette de mon nouvel an parfait.

Notre pas maison aux Hamptons.
Notre pas maison aux Hamptons.

Ma résolution, malgré le fait que je conchie le concept des résolutions consistant à corriger des défauts, « gérer le stress », est un relatif échec que j’ai gentiment fait passer pour un succès. Peu importe, ça n’a aucune valeur symbolique. On ne va pas tirer de conclusions existentielles sur sa personne après une évaluation de soi par soi-même, sur un trait de personnalité qu’on a soi-même étiqueté, ce sur une temporalité qui n’a aucun sens puisque beaucoup trop vaste, éparse, dont le rythme est changeant. J’ai plutôt bien géré mon stress au mois de janvier 2015 puisque j’étais en vacances et que je n’ai strictement rien glandé, pareil pour le mois de juillet, ainsi qu’un long moment au mois d’août. Je n’étais pas du tout stressée le jour de mon anniversaire, ni même la veille, en revanche je me suis fait dessus avant ma toute première interview pour mon stage un peu après cela. Bref, impossible de juger notre réussite sur des critères, comment dire, macroégocentriques sans voir qu’il existe une microégocentrie beaucoup plus minutieuse.

I'm fabulous
Screw this shit, I’m fabulous

Voilà qui court-circuite quelque peu la tendance aux bilans : il existe autant de bilans de notre personne qu’il y a de jours dans cette année civile.

Voici pour la première couche initiatrice de bilans à la fin de l’année, qu’on appellera la couche narcissique.

Pour l’englober, autrement dit pour se saisir autrement que par soi-même et s’inscrire dans un contexte sociétal, nous nous fions (ouah, mais c’est vachement drôle comme verbe) aux bilans dressés par l’instance médiatique. D’autres subjectivités, d’autres formes de narcissisme, prennent en charge la récolte, le traitement et la classification / hiérarchisation des événements provoqués par d’autres individus que soi. Ces subjectivités formant l’instance médiatique s’octroient des lunettes de surplomb. Pour l’interpréter, elles s’excluent de fait du bilan, dans un premier temps.

Les enregistreurs du monde rembobinent donc l’année 2015 et la classifient en détruisant sa chronologie lorsqu’ils hiérarchisent des thèmes et sous-thèmes, ou bien s’y cantonnent pour donner un titre et un sens à chaque « mouvement », « courant » d’une année, ou bien ne prélèvent que quelques éléments phares de ladite chronologie. Pas besoin de témoigner de tout ce que cela relègue au second, troisième et dernier plan, de tout ce que cela révèle de la subjectivation de l’actualité, qui peut exercer une influence assez puissante.

Voici un exemple tout bête, qui a provoqué le débat le matin du premier janvier, à Trélivan, Bretagne : la une des 31 décembre 2015 et premier janvier 2016 de Libération.

Le débat a commencé par mon indignation manifeste, qui ne témoignait d’aucune réflexion en premier lieu. La réaction était pulsionnelle, instinctive. Je ne devais la justifier que dans un second temps.

Je pense qu’il y a plusieurs réactions face à cette une, puisque plusieurs degrés de lecture qui ne se manifestent pas immédiatement, ou même pas du tout. L’indignation pulsionnelle est un premier degré de lecture, qui relève de l’expérience purement sensualiste : je vois la mort en images, ou son symbole, ainsi que le symbole d’une idéologie politique que je rejette. Les images ne sont qu’une juxtaposition de signes qui me révulsent, et qui répondent bien à la terminologie en gras et police huit mille utilisée dans le titre, ou la légende écrite assignée aux images : les « chocs » ne sont pas des événements réflexifs, ils sont purement sensuels et instantanés.

Ils ne sont réfléchis qu’a posteriori, comme l’association de ces images « chocs », qui, si je leur applique un autre degré de lecture, peuvent former une syntaxe et trouver une autre signification, qui sera certainement explicitée à travers la parole journalistique ou l’intervention d’une interprétation experte dans le journal. L’association de ces images suivrait une logique de causes à effets, qui pourrait s’inverser, ou simplement se mordre la queue : les attentats terroristes trouvent une origine dans notre politique extérieure et influencent notre politique intérieure. Voyez comme il n’y a pas d’adjectifs moralisateurs ici, qui qualifieraient chaque élément de phrase, éléments dont on pourrait modifier l’ordre et à qui l’on pourrait finalement faire dire ce que l’on veut. C’est un peu la magie du mot clé, des éléments de langage que l’on nous sert dans tous les registres de discours de l’espace médiatique – journalistique, politique, intellectuel, philosophique, artistique, et plein d’autres trucs en « ique ». Ceci correspond donc au deuxième degré de lecture, qui serait interprétatif.

Or, ce travail d’interprétation suppose que le lecteur ait connaissance de certains faits d’actualité. Mais pas seulement. Cela suppose également que le lecteur porte sur ce savoir un regard critique, nourri par sa capacité naturelle à l’intellectualiser, ou bien par l’intervention d’instances autres que la seule instance médiatique – je pense aux essais ou traités scientifiques, aux connaissances acquises dans les parcours scolaire ou professionnel, entre autres milliers de choses.

Ce niveau de connaissances constituerait peut-être un degré de lecture à part entière, autrement dit le troisième : le degré de lecture savant, qui ne se contente pas de voir les images, ni d’interpréter ce qu’elles peuvent dire, mais leur applique un réseau de dires différents afin de leur opposer immédiatement des connaissances périphériques, extérieures. Sémiologie des images, Histoire des médias, sciences politiques, de la communication, immigration, géographie, géopolitique, anthropologie du meurtre : ce n’est certainement qu’une petite partie des connaissances qu’il nous faudrait acquérir afin de connaître les enjeux de cette une de Libé.

Au lecteur de poursuivre le travail et de vérifier / confronter son interprétation à celle des contributeurs du journal, distillées dans les pages qui suivent.

Autrement dit, il faut du boulot, pour se constituer un avis. Du boulot, pour tenter de constituer la critique d’un bilan-surgelé Picard, prêt à réchauffer.

Dans le débat qui nous intéressait, mon frère et moi, voici ce qui a émergé : je manifestais mon indignation vis-à-vis du caractère racoleur de cette une, par le choix des images et de la terminologie. Je reprochais les « chocs », proches du slogan Closer et des mots-clés des journaux d’actualité people ou girlys.

Tu la sens, ma subtilité ?
Tu la sens, ma subtilité ?

Je reprochais l’ostension de la mort dans le seul but de « choquer » le lecteur, bloquant l’activité analytique, nous figeant dans une sorte de béatitude mortifiée, paralysante. Tout ceci en remettant en lumière – et en « surfant sur , en quelque sorte – le débat concernant la diffusion de l’image de l’enfant. En parlant de « surfer sur », je crois que l’image de Marine Le Pen ne pouvait pas mieux l’illustrer.

Comme c’est désagréable de voir, encore une fois, agité le drapeau de la politique, comme s’il s’agissait de l’angle « scientifique » unique pour comprendre les événements évoqués un peu plus haut. A chaque événement sa succession de discours et de « solutions » politiques, écrasant toute contribution sociologique, littéraire, économique, historique, philosophique bref, d’une autre nature, qui ne soit pas incorporée à l’instance médiatique. Plus personne ne peut entendre Onfray, Finkielkraut, D’Ormesson, Zemmour, Attali, BHL, Todd, sans les insérer dans un carcan intellectuel façonné par les médias. Ils sont cristallisés, leur discours est perdu d’avance, à tort ou à raison. Pourquoi n’invitons-nous pas plus souvent les (bons) professeurs, chercheurs, maîtres de conférence, scientifiques, les anonymes qui construisent d’autres formes de pensées, qui ont échappé au moulinet médiatique ?

Signes subliminaux de la photo : ce mec est hyper sympa, il surgit du noir comme un sociopathe pour susurrer des trucs aux oreilles des enfants. *ironie*

Je m’éloigne de la conversation qui nous a agités, mon frère et moi. Lui ne s’arrêtait pas au « choc » visuel provoqué par l’image de l’enfant, mais la concevait justement dans le cadre du débat né dans les médias au moment de ses premières diffusions. Libération avait déjà reproduit cette image à l’époque, le geste de la mettre de nouveau en une portait une signification forte : nous assumons le fait d’y avoir eu recours la première fois et ne fuyons pas cette responsabilité, puisque nous l’invoquons de nouveau tandis que l’immigration ne fait plus exactement la une des médias. Nous nous chargeons même d’effectuer la piqûre de rappel. C’est vrai que ça fait très Libé, dit comme ça.

Mon frère et moi avions sûrement déjà oublié que nous parlions du bilan de l’année 2015 : nous n’évoquions que l’un des faits d’actualité majeurs de cette année, et plus précisément de celui qui a éclaté récemment avec la publication de la photo. Cette une a-t-elle la valeur même de bilan journalistique d’une année d’actualités ? C’est impossible. Il faudrait y ajouter plus de trois cents photos, multipliés par autant d’événements qui ont traversé chaque journée de 2015. Il y a choix de composition, tout le monde le sait. S’il est effectivement impossible d’évacuer les éléments évoqués par la une de Libé, je n’apprécie ni leur mise en page, ni leur articulation, ni leur isolement par rapport aux autres.

Voilà une proposition de bilan en surplomb, parmi tant d’autres, prise en charge par l’instance médiatique.

S’ensuivent les habituels tirs au sein même de leurs rangs, ce qui explique en quelque sorte l’utilisation du terme médiatique et non journalistique : journalistes dresseront les bilans d’intellectuels, incorporés dans leur monde – autrement dit les médias -, journalistes dresseront les bilans d’autres journalistes, d’animateurs, de chroniqueurs, de bouffons, d’artistes. A ce point précis, je ne suis même pas sûre que l’ego de chacun d’entre nous, pauvres mortels, soit considéré, si ce n’est à travers les chiffres plutôt obscurs constituant l’audimat, les lecteurs ou auditeurs. Ces bilans ne nous concernent ni ne nous représentent : ils ne satisfont pas notre besoin égocentrique de nous comprendre dans le monde, sur une année.

Peut-être vaudrait-il mieux se cantonner aux bilans Facebook de nos années. J’entends déjà murmurer le concept de « génération », auquel je ne ferai pas allusion parce que ça me fatigue. Puisqu’on n’affiche, préférablement, que des choses coules nous concernant ; puisqu’on interagit de façon coule avec les autres ; puisqu’on poste des photos de profil où on est coul dessus : le bilan de l’année 2015 sur Facebook est peut-être celui qui satisfait le mieux notre besoin narcissique consistant à nous rassurer sur notre capacité à nous inscrire socialement.

Pour l’identité numérique, du moins. A chacun de savoir si elle est effectivement représentative de notre comportement hors de l’Internet.

De façon nettement plus universelle, il suffit de voir son bilan dressé par les autres sur sa personne : s’ils nous frappent, peut-être est-ce un signe. Cela consisterait à dire que dresser un bilan de soi seul dans son coin ou par le seul biais des médias, c’est quand même vachement déprimant, et peut se révéler être une belle perte de temps. Vivre normalement et continuer de le faire constituerait peut-être le bilan le plus efficace de notre personne : je fréquente qui, j’étudie quoi, est-ce que je lis, je travaille où, je mange quoi ce soir, quelle région de Syrie est bombardée, est-ce que je commence à apprécier l’eau pétillante, je couche avec qui, pour qui ai-je voté au premier tour des régionales, de qui je m’éloigne etc. Les questions n’ont pas besoin d’être recensées sous forme de liste un soir du 31 décembre ou bien le matin d’un premier janvier, elles sont distillées, elles et leurs réponses, 365 jours par an. Alors tu te calmes ok ?

tu te calmes

Même WordPress s’y met. Il m’a dressé un bilan chiffré (pauvrement chiffré) de mon (pauvre) blog. La notification de ce bilan par mail m’est parvenue il y a quelques jours, déjà, mais il m’a fallu un certain temps d’acclimatation psychologique avant de l’ouvrir. Ainsi que l’Estasi Dell’oro d’Ennio Morricone en fond sonore.

Alors voilà votre résolution 20+l’infini : lisez mon blog. Et moi je vais écrire des trucs dedans.