La tragédie des bilans du nouvel an.

Attention, il y a plein de mots dans cet article.

On m’a dit qu’ils pouvaient presque former des phrases.

L’heure est aux bilans, paraît-il. J’ai déjà partagé mon sentiment au sujet de cette tendance pathologique liée à la célébration du passage à la nouvelle année civile, qui ne correspond en rien à mon horloge (biologique, intestinale, psychologique) vitale. J’ai donc cultivé le rejet des soirées repeintes au vomi et aux règlements de compte pour leur préférer les soirées familiales, cette année dans une maison secondaire en Bretagne, qui plus est. L’institution de la maison secondaire, jusqu’alors parfaitement inaccessible et fictive – associée aux Hamptons américains des gens beaucoup trop riches – nouvellement introduite dans la famille est un événement festif qui se suffit à lui-même. Ajoutez-y quelques jeux de société et des pouèts pouèts en carton, alors vous tenez la recette de mon nouvel an parfait.

Notre pas maison aux Hamptons.
Notre pas maison aux Hamptons.

Ma résolution, malgré le fait que je conchie le concept des résolutions consistant à corriger des défauts, « gérer le stress », est un relatif échec que j’ai gentiment fait passer pour un succès. Peu importe, ça n’a aucune valeur symbolique. On ne va pas tirer de conclusions existentielles sur sa personne après une évaluation de soi par soi-même, sur un trait de personnalité qu’on a soi-même étiqueté, ce sur une temporalité qui n’a aucun sens puisque beaucoup trop vaste, éparse, dont le rythme est changeant. J’ai plutôt bien géré mon stress au mois de janvier 2015 puisque j’étais en vacances et que je n’ai strictement rien glandé, pareil pour le mois de juillet, ainsi qu’un long moment au mois d’août. Je n’étais pas du tout stressée le jour de mon anniversaire, ni même la veille, en revanche je me suis fait dessus avant ma toute première interview pour mon stage un peu après cela. Bref, impossible de juger notre réussite sur des critères, comment dire, macroégocentriques sans voir qu’il existe une microégocentrie beaucoup plus minutieuse.

I'm fabulous
Screw this shit, I’m fabulous

Voilà qui court-circuite quelque peu la tendance aux bilans : il existe autant de bilans de notre personne qu’il y a de jours dans cette année civile.

Voici pour la première couche initiatrice de bilans à la fin de l’année, qu’on appellera la couche narcissique.

Pour l’englober, autrement dit pour se saisir autrement que par soi-même et s’inscrire dans un contexte sociétal, nous nous fions (ouah, mais c’est vachement drôle comme verbe) aux bilans dressés par l’instance médiatique. D’autres subjectivités, d’autres formes de narcissisme, prennent en charge la récolte, le traitement et la classification / hiérarchisation des événements provoqués par d’autres individus que soi. Ces subjectivités formant l’instance médiatique s’octroient des lunettes de surplomb. Pour l’interpréter, elles s’excluent de fait du bilan, dans un premier temps.

Les enregistreurs du monde rembobinent donc l’année 2015 et la classifient en détruisant sa chronologie lorsqu’ils hiérarchisent des thèmes et sous-thèmes, ou bien s’y cantonnent pour donner un titre et un sens à chaque « mouvement », « courant » d’une année, ou bien ne prélèvent que quelques éléments phares de ladite chronologie. Pas besoin de témoigner de tout ce que cela relègue au second, troisième et dernier plan, de tout ce que cela révèle de la subjectivation de l’actualité, qui peut exercer une influence assez puissante.

Voici un exemple tout bête, qui a provoqué le débat le matin du premier janvier, à Trélivan, Bretagne : la une des 31 décembre 2015 et premier janvier 2016 de Libération.

Le débat a commencé par mon indignation manifeste, qui ne témoignait d’aucune réflexion en premier lieu. La réaction était pulsionnelle, instinctive. Je ne devais la justifier que dans un second temps.

Je pense qu’il y a plusieurs réactions face à cette une, puisque plusieurs degrés de lecture qui ne se manifestent pas immédiatement, ou même pas du tout. L’indignation pulsionnelle est un premier degré de lecture, qui relève de l’expérience purement sensualiste : je vois la mort en images, ou son symbole, ainsi que le symbole d’une idéologie politique que je rejette. Les images ne sont qu’une juxtaposition de signes qui me révulsent, et qui répondent bien à la terminologie en gras et police huit mille utilisée dans le titre, ou la légende écrite assignée aux images : les « chocs » ne sont pas des événements réflexifs, ils sont purement sensuels et instantanés.

Ils ne sont réfléchis qu’a posteriori, comme l’association de ces images « chocs », qui, si je leur applique un autre degré de lecture, peuvent former une syntaxe et trouver une autre signification, qui sera certainement explicitée à travers la parole journalistique ou l’intervention d’une interprétation experte dans le journal. L’association de ces images suivrait une logique de causes à effets, qui pourrait s’inverser, ou simplement se mordre la queue : les attentats terroristes trouvent une origine dans notre politique extérieure et influencent notre politique intérieure. Voyez comme il n’y a pas d’adjectifs moralisateurs ici, qui qualifieraient chaque élément de phrase, éléments dont on pourrait modifier l’ordre et à qui l’on pourrait finalement faire dire ce que l’on veut. C’est un peu la magie du mot clé, des éléments de langage que l’on nous sert dans tous les registres de discours de l’espace médiatique – journalistique, politique, intellectuel, philosophique, artistique, et plein d’autres trucs en « ique ». Ceci correspond donc au deuxième degré de lecture, qui serait interprétatif.

Or, ce travail d’interprétation suppose que le lecteur ait connaissance de certains faits d’actualité. Mais pas seulement. Cela suppose également que le lecteur porte sur ce savoir un regard critique, nourri par sa capacité naturelle à l’intellectualiser, ou bien par l’intervention d’instances autres que la seule instance médiatique – je pense aux essais ou traités scientifiques, aux connaissances acquises dans les parcours scolaire ou professionnel, entre autres milliers de choses.

Ce niveau de connaissances constituerait peut-être un degré de lecture à part entière, autrement dit le troisième : le degré de lecture savant, qui ne se contente pas de voir les images, ni d’interpréter ce qu’elles peuvent dire, mais leur applique un réseau de dires différents afin de leur opposer immédiatement des connaissances périphériques, extérieures. Sémiologie des images, Histoire des médias, sciences politiques, de la communication, immigration, géographie, géopolitique, anthropologie du meurtre : ce n’est certainement qu’une petite partie des connaissances qu’il nous faudrait acquérir afin de connaître les enjeux de cette une de Libé.

Au lecteur de poursuivre le travail et de vérifier / confronter son interprétation à celle des contributeurs du journal, distillées dans les pages qui suivent.

Autrement dit, il faut du boulot, pour se constituer un avis. Du boulot, pour tenter de constituer la critique d’un bilan-surgelé Picard, prêt à réchauffer.

Dans le débat qui nous intéressait, mon frère et moi, voici ce qui a émergé : je manifestais mon indignation vis-à-vis du caractère racoleur de cette une, par le choix des images et de la terminologie. Je reprochais les « chocs », proches du slogan Closer et des mots-clés des journaux d’actualité people ou girlys.

Tu la sens, ma subtilité ?
Tu la sens, ma subtilité ?

Je reprochais l’ostension de la mort dans le seul but de « choquer » le lecteur, bloquant l’activité analytique, nous figeant dans une sorte de béatitude mortifiée, paralysante. Tout ceci en remettant en lumière – et en « surfant sur , en quelque sorte – le débat concernant la diffusion de l’image de l’enfant. En parlant de « surfer sur », je crois que l’image de Marine Le Pen ne pouvait pas mieux l’illustrer.

Comme c’est désagréable de voir, encore une fois, agité le drapeau de la politique, comme s’il s’agissait de l’angle « scientifique » unique pour comprendre les événements évoqués un peu plus haut. A chaque événement sa succession de discours et de « solutions » politiques, écrasant toute contribution sociologique, littéraire, économique, historique, philosophique bref, d’une autre nature, qui ne soit pas incorporée à l’instance médiatique. Plus personne ne peut entendre Onfray, Finkielkraut, D’Ormesson, Zemmour, Attali, BHL, Todd, sans les insérer dans un carcan intellectuel façonné par les médias. Ils sont cristallisés, leur discours est perdu d’avance, à tort ou à raison. Pourquoi n’invitons-nous pas plus souvent les (bons) professeurs, chercheurs, maîtres de conférence, scientifiques, les anonymes qui construisent d’autres formes de pensées, qui ont échappé au moulinet médiatique ?

Signes subliminaux de la photo : ce mec est hyper sympa, il surgit du noir comme un sociopathe pour susurrer des trucs aux oreilles des enfants. *ironie*

Je m’éloigne de la conversation qui nous a agités, mon frère et moi. Lui ne s’arrêtait pas au « choc » visuel provoqué par l’image de l’enfant, mais la concevait justement dans le cadre du débat né dans les médias au moment de ses premières diffusions. Libération avait déjà reproduit cette image à l’époque, le geste de la mettre de nouveau en une portait une signification forte : nous assumons le fait d’y avoir eu recours la première fois et ne fuyons pas cette responsabilité, puisque nous l’invoquons de nouveau tandis que l’immigration ne fait plus exactement la une des médias. Nous nous chargeons même d’effectuer la piqûre de rappel. C’est vrai que ça fait très Libé, dit comme ça.

Mon frère et moi avions sûrement déjà oublié que nous parlions du bilan de l’année 2015 : nous n’évoquions que l’un des faits d’actualité majeurs de cette année, et plus précisément de celui qui a éclaté récemment avec la publication de la photo. Cette une a-t-elle la valeur même de bilan journalistique d’une année d’actualités ? C’est impossible. Il faudrait y ajouter plus de trois cents photos, multipliés par autant d’événements qui ont traversé chaque journée de 2015. Il y a choix de composition, tout le monde le sait. S’il est effectivement impossible d’évacuer les éléments évoqués par la une de Libé, je n’apprécie ni leur mise en page, ni leur articulation, ni leur isolement par rapport aux autres.

Voilà une proposition de bilan en surplomb, parmi tant d’autres, prise en charge par l’instance médiatique.

S’ensuivent les habituels tirs au sein même de leurs rangs, ce qui explique en quelque sorte l’utilisation du terme médiatique et non journalistique : journalistes dresseront les bilans d’intellectuels, incorporés dans leur monde – autrement dit les médias -, journalistes dresseront les bilans d’autres journalistes, d’animateurs, de chroniqueurs, de bouffons, d’artistes. A ce point précis, je ne suis même pas sûre que l’ego de chacun d’entre nous, pauvres mortels, soit considéré, si ce n’est à travers les chiffres plutôt obscurs constituant l’audimat, les lecteurs ou auditeurs. Ces bilans ne nous concernent ni ne nous représentent : ils ne satisfont pas notre besoin égocentrique de nous comprendre dans le monde, sur une année.

Peut-être vaudrait-il mieux se cantonner aux bilans Facebook de nos années. J’entends déjà murmurer le concept de « génération », auquel je ne ferai pas allusion parce que ça me fatigue. Puisqu’on n’affiche, préférablement, que des choses coules nous concernant ; puisqu’on interagit de façon coule avec les autres ; puisqu’on poste des photos de profil où on est coul dessus : le bilan de l’année 2015 sur Facebook est peut-être celui qui satisfait le mieux notre besoin narcissique consistant à nous rassurer sur notre capacité à nous inscrire socialement.

Pour l’identité numérique, du moins. A chacun de savoir si elle est effectivement représentative de notre comportement hors de l’Internet.

De façon nettement plus universelle, il suffit de voir son bilan dressé par les autres sur sa personne : s’ils nous frappent, peut-être est-ce un signe. Cela consisterait à dire que dresser un bilan de soi seul dans son coin ou par le seul biais des médias, c’est quand même vachement déprimant, et peut se révéler être une belle perte de temps. Vivre normalement et continuer de le faire constituerait peut-être le bilan le plus efficace de notre personne : je fréquente qui, j’étudie quoi, est-ce que je lis, je travaille où, je mange quoi ce soir, quelle région de Syrie est bombardée, est-ce que je commence à apprécier l’eau pétillante, je couche avec qui, pour qui ai-je voté au premier tour des régionales, de qui je m’éloigne etc. Les questions n’ont pas besoin d’être recensées sous forme de liste un soir du 31 décembre ou bien le matin d’un premier janvier, elles sont distillées, elles et leurs réponses, 365 jours par an. Alors tu te calmes ok ?

tu te calmes

Même WordPress s’y met. Il m’a dressé un bilan chiffré (pauvrement chiffré) de mon (pauvre) blog. La notification de ce bilan par mail m’est parvenue il y a quelques jours, déjà, mais il m’a fallu un certain temps d’acclimatation psychologique avant de l’ouvrir. Ainsi que l’Estasi Dell’oro d’Ennio Morricone en fond sonore.

Alors voilà votre résolution 20+l’infini : lisez mon blog. Et moi je vais écrire des trucs dedans.

Le Nouvel an syndrome.

Quelle originalité, dirons-nous. Être un frondeur de la soirée du nouvel an n’est même plus un acte rebelle, mais une presque convention à la mode. Me voilà donc bien conventionnelle.

Le fait de célébrer la transition d’une année à une autre paraît tout à fait légitime, simplement, ce rituel se traduit chez moi par une angoisse diffusée en intraveineuse. Une bonne grosse piquoûse, voilà ce représente le nouvel an. Nous nous sentons tous investis du devoir d’établir un bilan de l’année écoulée, simplement, ce bilan ne semble pas correspondre à notre petite horloge vitale. C’est bien simple, nous sommes tous plus ou moins réglés selon l’année scolaire, et non l’année civile. Autrement dit, je suis en 2015 depuis mon arrivée à Tours, dans une nouvelle filière, en septembre dernier. Et le bilan de mon année précédente était déjà digéré à l’occasion de cet entre-deux bizarre que représentent les mois de juillet et août. Du coup, je pense aux autres, qui n’ont que cinq semaines de vacances par an et qui, de fait, ne bénéficient pas de cette coupure bien tranchante en été. Mais je ne peux parler que de ce que je connais. Et je suis fille d’instits.

Je suis donc chimiquement en 2015, et pourtant l’on me rappelle demain que je ne le suis physiquement pas. Je dois donc établir un bilan d’une vie scindée en deux parties bien distinctes. En voilà, un travail bien difficile.

Par ailleurs, ce boulot s’embarrasse d’une symbolique pour le moins encombrante, nous demandant de jeter un regard par nous-mêmes sur un nous-mêmes divisé, d’en tirer une analyse, des conclusions, et puis de traduire de toute cette joyeuse expérience laborantine intime des perspectives de l’année à venir. Or il n’y a peut-être pas juges plus arbitraires et plus exigeants que nous-mêmes à propos de nos propres carcasses. Tout d’un coup, la soirée du nouvel an devient une sanction, une expiation, ou bien une auto-satisfaction. Rien de bien exaltant, non ?

Je fume toujours et j'ai eu mon tout premier pv, yahoo !
Je fume toujours et j’ai eu mon tout premier pv, yahoo !

Alors, il y a maintenant un ou deux ans, j’ai décidé de faire de cette soirée du nouvel an non un bilan, puisqu’il me dérange et qu’il se trouve être en décalage, mais une occasion de mettre des mots sur mes envies du moment, et de lister les choses que j’aurais plaisir à tenter d’accomplir. Puisque nous pouvons être tous prompts à regarder ce 1er janvier comme un départ plutôt qu’une résolution, accordons-nous le petit plaisir d’y incorporer ce pour quoi nous serions opés pour une nouvelle année.

Faire pousser ce bébé blog, manger plein de makis au fromage et au thon, aller voir un match à Roland Garros et faire un chat bite à Richard Gasquet et se dégoter un stage enthousiasmant, en voilà, de bonnes raisons de se vautrer tranquillement dans la nouvelle année, tout en douceur.

Et pour ne pas troubler cette petite entreprise dans les mécanismes tout fragiles de ma cervelle, je fuis ces espèces de soirées flippantes à l’issue desquelles je pourrais ramasser mes petits plaisirs futurs dans du vomi ou des tâches de boue sur ma robe.

Alors bon 2015, tout le monde !

bridget-jones
Des bisous sur vos genoux