« Tu te vois où dans 5 ans ? »

Y’a tellement de clichés sur le fait d’être heureux qu’on n’ose même plus le conceptualiser, parce que s’aménager du temps pour en lister les raisons, c’est un truc de gens qui n’auraient vraiment rien d’autre à foutre.

Depuis des mois, j’ai conscience d’être complètement heureuse, tous ou presque domaines confondus. Le fait de s’autoriser à le penser, de s’extirper de son propre bonheur pour le constater est peut-être l’indice d’une forme de méfiance : ne nous laissons pas trébucher sur les obstacles jusqu’ici inexistants au bonheur, et prenons de la distance, quitte à se faire trébucher soi-même sur une incertitude injustifiée et déraisonnable. Au moins, on ne pourra s’en prendre qu’à soi-même. Si je sais que je suis heureuse, j’en rationalise les causes et effets, j’intellectualise peut-être un peu aussi l’état, je le sous-pèse, le relativise, bref, je le déforme, à peine, mais je le déforme, du moins je lui retire cette noble existence inconsciente qui sent bon la rose.

Alors quoi, j’arrête de dire que j’ai conscience d’être complètement heureuse depuis des mois, pour la forme, histoire de dire que cet état est naturel, inconscient, et par conséquent plus authentique ? Le mot m’écorche la bouche, les oreilles, bref tous les orifices que vous voudrez.

J’ai parfaitement conscience d’être heureuse de plein de trucs et je décide que le destin ou le karma ne troubleront pas cet état jusqu’ici stationnaire pour le transformer en apocalypse personnelle. Le hasard, soi-même et ce qu’on peut appeler difficilement autrement que le cycle de la vie suffisent déjà à nuancer ce franc bonheur.

Des fois, c’est peut-être même la mort de son grand-père qui, après avoir fracassé l’intérieur du corps et de la tête de haut en bas et de bas en haut, provoque la pulsion de vie, celle proche de la survie tant elle rappelle que, de toute façon, on ne fait que retarder la mort à partir du moment où l’on naît. Être bousillé par le décès d’un proche parent, du premier qui vous ait parlé de philosophie, qui ait lu vos premiers poèmes et qui se soit absenté avant que vous ne puissiez lui adresser votre dernière production, peut provoquer, chimiquement et physiquement, en parallèle, la reconstruction. Souvent, ça passe par le bonheur qu’on pioche là où son grand-père l’avait flairé. L’oeuf sur le plat, le vin rouge, la curiosité, la cosmologie, le jardin, la philosophie, la chair. La famille. Celle qui partage les miettes d’un même deuil avec le même but – s’extraire et extraire les autres du marasme -, mais ne se comprend pas sur la façon de le faire, parce qu’il n’y en a pas vraiment de bonnes. Si tant est qu’il y ait quelque chose à faire, que le « deuil » soit performatif. J’avoue que je comprends pas trop la notion.

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Je disais que j’étais heureuse, et après j’ai parlé de la mort. Ca va, je trouve que je suis mesurée.

Ces derniers temps, on se pose souvent la question, avec mes proches : tu te vois où dans x ans ? signifiant souvent : – dans quel secteur professionnel ? – avec quel.l.e conjoint.e ? – dans quelle ville ? – dans quel pays ? – avec des enfants ?

Y’en a pour qui la question est anxiogène. Peut-être parce qu’ils se sentent en partie dépossédés d’un avenir finalement tricoté avec pas mal de hasards, rencontres, choix indéterminés. Peut-être parce que l’avenir est nécessairement une incertitude, et que c’est pas très rassurant, parfois proche de la fatalité dans l’imaginaire.

D’autres pour qui la question est une non question. Ils ont des projets. Parfois datés. Ou bien l’avenir est une incertitude, mais associée de façon quasi systématique à l’idée de progrès – dans le sens optimiste du terme -, du moins jusqu’à un certain point. Rien de bien anxiogène là-dedans.

Alors, à la question « tu te vois où, dans 5 ans ? », j’ai au moins mille réponses, dont mille fantasmatiques. Je peux aussi bien être cultivatrice de céréales ou d’insectes en Provence Alpes Côte d’Azur, serveuse dans un coffee shop au fin fond du Mississippi, avoir perdu un nouvel être cher et mis au monde 1 enfant, ou bien vivre avec 10 chats. La seule question valable serait « tu seras qui, dans 5 ans ? », et à cela on peut difficilement répondre autre chose que « moi, mais en pas pareil ».

Quel rapport avec le bonheur, meuf ?

Y’a tellement de clichés sur le fait d’être heureux qu’on oublie parfois de l’apprécier quand il est là, en se demandant toujours ce qu’on pourrait faire de notre viande 5 ans plus tard.

Il y a quelques temps déjà, quelqu’un m’a dit qu’il vivait au jour le jour, sans trop se projeter dans l’avenir. Il doit trouver la question « tu te vois où, dans 5 ans? » assez déconcertante.

Elle l’est.

Qu’on me demande où je suis maintenant. Que j’emmerde tout le monde avec mon bonheur.

Gros bisous.

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Causons bonheur.

Récemment, j’ai tenu une conversation plutôt importante avec une personne très proche.

C‘est déstabilisant de parler de concepts à première vue simplistes. On réalise très vite qu’ils sont faciles à nommer, on comprend instinctivement les raisons pour lesquelles on décide d’attribuer ce mot en particulier au phénomène. Mais le problème tient justement dans l’instinct : ledit concept simpliste ne peut pas vraiment attester de caractéristiques objectives, ne se satisfait pas de déterminations scientifiques qui apparaîtraient trop réductrices. Tout simplement parce qu’il ne peut seulement s’agir d’un calcul, d’un système global et généralisé pour penser le domaine public, ni ne doit être une bulle de savon philosophique à gonfler de façon isolée du reste du monde, ce qui est plutôt carrément paradoxal. J’ignore, par exemple, ce qui peut sortir d’un ministère du bonheur. Ca sous-entend qu’on pourrait l’administrer, lui donner des contours – économiques, humanitaires, sociologiques, par exemple –, le délimiter, donc. Doit-il y avoir des limites au bonheur, point d’interrogation. Naturellement, transposé au domaine public, la réponse tend vers le oui. Le bonheur des uns ne doit pas empiéter celui des autres, on distingue alors le bonheur individuel du bonheur public. S’ensuit la question de la liberté, autre concept a priori simpliste sur lequel se penche une flopée d’intellectuels, philosophes, bureaucrates, politiciens, ou gens tout court. Je m’aventure, en ce moment, à la lecture de La Crise de la culture d’Hannah Arendt, qui propose, par chapitres, des expériences de pensée intimidantes sur ces concepts qu’on croit comprendre. Expériences intimidantes puisqu’elles introduisent des subtilités avec une rigueur intellectuelle qui dépasse la couche atmosphérique, soutenues par une bibliographie savante et des contextualisations historiques de pensées philosophiques et politiques que l’on ne connaît pas, ou que certains, plus érudits, auraient oubliées.

Shrek et l'ane

Les derniers paragraphes que j’ai parcourus concernaient la liberté. Le chapitre s’ouvre sur ce qui semble être cette distinction fondamentale entre la liberté conçue dans le domaine politique, comprenant ceux qui vivent dans la cité, et la liberté intérieure, éprouvée dans la conscience de chacun. Les événements contemporains de Arendt, quelque chose comme la Seconde Guerre mondiale et le totalitarisme, ont mis, dans la conscience collective, la coopération de la liberté et de la politique à rude épreuve. Elle pointe donc une défiance généralisée envers le politique comme opérateur de liberté, qui va jusqu’à la scission même : il y aurait plus de liberté là où il y aurait moins de politique. Elle évoque même certaines tribus apolitiques, où la liberté consiste à se libérer des assignations et besoin vitaux : la faim, par exemple. Je ne me risquerai pas à résumer sa pensée d’avantage, je n’ai parcouru qu’une infime partie du chapitre pour le moment, néanmoins, Arendt semble répondre plutôt clairement à un problème : la liberté individuelle, vécue dans la conscience de chacun, ne peut être le modèle conceptuel de la liberté puisque intériorisée, mystérieuse, subjective. Il y aurait autant de libertés que d’intériorités pour l’éprouver : je ne résume plus Arendt, mais chaque conception viendrait à se piétiner gentiment, ou bien mènerait à l’isolement total. Ou bien la liberté devient un idéal intérieur, non un but pratique à atteindre. Dans ce cas, chacun est libre de ses idées. On peut également penser que la perte de croyance envers le politique comme opérateur de liberté amène à recroqueviller sa conception de la liberté dans son intériorité, comme si l’un était la cause de l’autre.

Il est plutôt simpliste de suggérer que la liberté conditionne en partie l’état de bonheur, qu’elle en est constitutive, et inversement. Ca semble normal de se sentir plus libre lorsqu’on est heureux : libre de ne pas être malheureux, déjà. Libre de se penser, avant toute chose. Quoi qu’il en soit, il semble que la distinction qu’opère Arendt pour introduire la liberté puisse s’appliquer au bonheur, et nous revenons donc au ministère du bonheur, à notre défiance envers le politique en bon gardien de notre état heureux, au repli pour penser nos conditions de bonheur, qu’on pourrait raccrocher de façon un peu facile, au bonheur en tant que consommateurs, par exemple.

Cet homme a eu le dernier éclair au chocolat. Les suivants auront les pas bons au café.
Cet homme a eu le dernier éclair au chocolat. Les suivants auront les pas bons au café.

Je disais donc que, récemment, j’ai tenu une conversation plutôt déstabilisante avec une personne très proche, que je vois malheureuse : un malheur, ici, intériorisé. Ses conditions sont géographiques, sentimentales, égocentriques, dans le sens où elle n’est pas satisfaite de ce qu’elle est, ou n’est pas heureuse de ce qu’elle pense d’elle-même. A l’inverse, elle me trouvait particulièrement heureuse et je ne le niais pas. Outre les déterminations de ce bonheur – géographiques, professionnelles, universitaires, physiques -, nous avons tenté d’en comprendre les indices. Quelles seraient les manifestations rationnelles d’un état aux caractéristiques potentiellement multiples (puisqu’il y a autant de manifestations de bonheur que de façons de le vivre et d’intériorités pour l’éprouver) ? Me concernant, nous convenions que les indices pratico-pratiques du bonheur étaient : l’émergence d’activités nouvelles, sportives ou culturelles, et leur entretien sur le long terme. L’élargissement du cercle de fréquentation, professionnel ou personnel, et son entretien sur le long terme. Essayons d’attribuer, maladroitement, ces indices aux deux domaines que nous avons distingués, public et intérieur. Les activités sont des opportunités offertes par l’espace public. Je jouis d’offres sportive et culturelle. Les interactions sociales relèvent du même domaine (tout ceci laisse penser qu’un ministère du bonheur a autant de sens qu’un ministère de la justice, pas dans son institutionnel mais conceptuel : tous les ministères proposent fondamentalement des solutions pour contribuer au bonheur public, comme ils formulent des propositions justes, dans le sens pas injustes. Le bonheur et la justice ne flottent pas seuls, ils doivent être constitutifs de tout ce qui émane du pouvoir politique). La question est : est-ce moi qui en fais les conditions de mon bonheur – il s’agirait donc de besoins a priori intériorisés – ou réalisé-je, a posteriori, qu’elles en sont des conditions ? J’ai l’impression de me questionner sur l’identité de l’autorité disposant du primat sur mon propre bonheur : ses conditions émanent-elles de moi ? L’erreur serait peut-être de s’en croire dépossédée si ce n’est pas le cas. Je ne crois pas qu’admettre que notre bonheur dépende, en partie, de l’espace public et de ses lois, soit une infidélité envers notre liberté intérieure d’être heureux. L’équilibre tient peut-être en ce que l’état de bonheur fait coïncider une envie ou un besoin intérieurs et la possibilité de leur réalisation dans l’espace public. Bizarrement, j’en viens à penser que le bonheur, idéal, un peu flou, intériorisé, trouve sa raison d’être par son extériorisation. C’est une sorte de confirmation, sans aller jusqu’au terme trop fort de légitimation : la confirmation institutionnelle du bonheur le redouble et le confirme. Ou bien, équilibre inverse, il est avant tout extérieur et se vit comme tel par son intériorisation : je profite de ce que m’offre, disons, la forêt des Trois Pignons, puis réalise, une fois rentrée, que j’en ai joui, que ça m’a même rendue heureuse. Alors je pérennise, et y retourne pour provoquer mon état de bonheur : l’équilibre s’inverse à nouveau. On pourrait objecter que la forêt des Trois Pignons est une proposition de la nature, autrement dit qu’elle n’est pas le produit du domaine public : ça aurait pu être vrai, néanmoins, les sentiers que je foule sont possédés, entretenus et régis par l’Etat et, par ailleurs, les trois quarts de cette forêt ne sont pas réellement le produit de Nature, mais de la main de l’Homme. On pourrait lui reprocher son artificialité (ce mot n’existe visiblement pas. Superficialité, par contre, oui. Mais je préfère celui qu’existe pas), mais c’est pas vraiment le sujet.

Je m’aperçois que le long terme apparaît souvent pour causer bonheur. Ca doit être le genre de caractéristiques qui distinguent le bonheur des autres formes d’état qui trouvent des effets relativement proches, mais pas similaires. Genre, la joie, la satisfaction, l’extase, la béatitude, l’orgasme.

Ce qui est assez marrant, après tout ce fatras, c’est que je pense que, pour s’armer des moyens du bonheur, il faut être dans certaines prédispositions. En ce qui me concerne, comme je trouve que cet article ne parle pas beaucoup de moi (tu la sens, mon ironie?) je crois que la libération, et pas vraiment la liberté, y est pour quelque chose. Peut-être la plus frivole de toutes. Mais si, tu sais, la libération de la vie conjugale, la liberté du célibat, quoi. Quand on se pense heureux en pensant son célibat comme une libération, ou quand on se pense libre en pensant son célibat comme un état de bonheur… Alors le domaine public est là pour agiter toutes les propositions de bonheur conjugal potentielles sous nos nez. Et ce jusqu’à ce qu’elles rencontrent une idée de bonheur, intériorisée, de vie conjugale.

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Enfin, de manière plus générale, il semblerait que la libération des premières nécessités naturelles, de contraintes économiques, ou la libération du domaine familial (et toutes les autres possibilités qu’on pourrait recenser auprès de tous les heureux du coin), soient autant de prédispositions potentielles pour le bonheur.

Venons-en à mon interlocutrice, et aux indices de ce qui apparaîtrait comme son malheur (je rappelle que les indices ne sont pas les causes. Je devrais peut-être parler de symptômes, plutôt). Voici le constat qui nous a semblé le plus flagrant : le besoin ou le simple recours au fantasme d’une vie radicalement autre. L’insatisfaction face à notre vie et le sentiment de malheur qui en découle poussent à la transcender mentalement. Ca en souligne tous les manques, dans un premier temps, mais plus encore, ça suppose que nous les comblons à partir de rien, si ce n’est l’imagination. Partir vivre à l’autre bout du monde, changer de métier pour sauver le monde, quitter une femme pour une autre, fantasmée : les conditions du bonheur, intériorisées, ne peuvent généralement pas trouver leurs possibilités d’extériorisation, parce qu’elles sont irrationnelles, la plupart du temps. Autrement dit, le malheur serait peut-être, justement, ce problème de timing et la discordance entre la formulation intérieure d’un paramètre de bonheur et l’offre du domaine public. Ceci en sachant que je ne mentionne pas les discordances au sein même de notre conscience, qui, parfois (souvent), ne parvient pas à paramétrer ces conditions de bonheur et se fracture en permanence sous l’indécision. C’est vrai, après tout : même si l’on reconnaît les symptômes du malheureux au pied de notre lit le matin, on peut tout simplement ne pas connaître la formule pour y remédier. Alors on rêve et on fantasme, en sachant, en partie au moins, qu’on se ment. En attendant de tomber sur ce qui aura fait mentir le mensonge de départ : une rencontre coule qui nous emmène au bout du monde, une offre d’emploi pour aller sauver les coraux, ou bien un génie sorti d’une bouteille portant des couilles sur un coussin doré.

Je réalise que je n’ai pas parlé de collectif. En distinguant le bonheur et la liberté dans les domaines public et intérieur, j’aurais également pu faire une sous-distinction, pour le bonheur au moins : son extériorisation individuelle ou collective. C’est vrai, quoi, on peut se rendre heureux tout seul, sur le long terme, même dans le domaine public (qui a parlé de masturbation dans les parcs publics ? QUI?) : c’est le genre de truc qu’on fait quand on part courir tout seul en forêt chaque semaine. Quand on flâne en ville, ou quand on rentre chez soi (etc.). Que dire de plus, si ce n’est que les deux formes d’extériorisation (réalisées grâce au domaine public sans obligatoirement être collectives) existent, qu’il n’y a pas de différences de degrés ni d’échelles de valeurs qualitatives entre les bonheurs individuel et collectif, et que ça dépend beaucoup du caractère du bougre heureux. C’est peut-être pas le délire de tout le monde, d’aller faire du naturisme pour un retour aux sources ou de se rendre à des cours de sport pour comparer sa nouille aux vestiaires. Il y en a qui se réalisent dans leur bonheur en jouant les ténébreux au fond d’un café à feuilleter un livre-qu’on-comprend-pas-l’titre-parce-qu’il-est-en-grec-ancien, qu’est-ce que vous voulez que j’vous dise.

Et pour ceux que ça intéresse, l’émission des Matins de France Culture a consacré une quinzaine de minutes à la question du bonheur, en faisant intervenir Frédéric Lenoir et Christophe André. Ca va, les mecs, ils ont choisi des noms et prénoms pas du tout passe-partout.