Le lundi 7 janvier, France Info diffusait en boucle l’appel au lundi vert lancé par plusieurs centaines de personnes – pour ne pas dire personnalités. Matthieu Ricard, Yann Arthus-Betrand, Juliette Binoche, Aymeric Caron, Florence Burgat, parmi d’autres, proposent de ne plus manger ni de viande ni de poisson un jour par semaine. L’objectif de cet engagement est de réduire notre sur-consommation et par conséquent ses impacts sur notre santé et celui de la planète. Une initiative politique – dans le sens où elle entend s’appliquer au plus grand nombre, au sein de la société – a priori difficile à critiquer sur le fond. S’il faut trouver de multiples arguments pour convaincre le plus large public possible, on peut dire que c’est assez peu contraignant – il reste tout de même 6 jours dans la semaine pendant lesquels manger de la viande – et ça fait des économies – la viande reste un bien de consommation relativement cher, comparativement à un plat de pâtes ou une conserve de légumes.
Et pourtant.
Un certain contexte culturel et social rend cette initiative, si ce n’est inaudible, du moins – un peu – indigeste. Au-delà de l’observation subjective et facile qui consiste à dire que nous avons la critique facile, nous, les « Français » (pour souligner le ridicule de cette assertion, se reporter au florilège de ce que sont, font ou possèdent les Français entre décembre 2018 et janvier 2019 d’après certains comptes twitter), je peux dire, à titre personnel, que le fait de voir cette annonce portée par des « personnalités » ne facilite pas vraiment les choses. Parallèlement à ce mouvement, France Info rappelle qu’au Royaume-Uni, une opération similaire est soutenue par Paul McCartney. On se souvient assez bien, par ailleurs, des différentes mobilisations du show-biz, notamment dans les pays anglosaxons, pour porter des causes sociales, citoyennes et solidaires. A ces occasions, la notoriété des porteurs de drapeau servait à récolter des fonds pour des causes universellement reconnues d’utilité publique – elles ne peuvent faire l’objet de discussion, notamment lorsque ces initiatives entendent répondre à un besoin de survie imminent. Pour ce qui concerne la consommation de viande et de poisson, le consensus est loin d’être atteint et la question de la survie – ou de durabilité – trop indirecte. On peut d’ailleurs s’interroger sur l’utilité du parallèle entre le lundi vert en France et le meat free mondays : France Info ne précise pas si le mouvement a été suivi ni son impact sur la consommation de viande en Grande-Bretagne. A croire que ce n’était que pour joindre le nom de McCartney à celui des autres, pour un peu plus de paillettes.
Le sujet de la consommation de viande n’appartient pas qu’aux instances politiques – autrement dit aux institutions administratives du pays : il est même d’ailleurs plutôt une initiative citoyenne dans la mesure où la consommation de viande rouge, notamment bovine, a baissé en France de 12% en dix ans, sans que des mesures gouvernementales fortes aient été prises pour l’encourager (« Le Programme nutrition santé recommande de manger une à deux fois par jour des viandes, volailles, produits de pêche et oeufs. Les bénéfices mis en avant sont des apports en protéines de qualité, en fer et en vitamines »(1) ). La production de viande reste majoritairement industrielle et la révolution de ses méthodes de production que propose Florence Burgat n’est pas prête d’arriver. « Pratiquement, il faudrait démanteler tout le système d’élevage (industrialisé à plus de 90%), miniaturiser les élevages, pour veiller au bien-être des animaux en aménageant au mieux leurs conditions de vie, y compris sociale et relationnelle, mais en démultiplier le nombre. Il faudrait aussi revenir à l’abattage en ferme, sans toutefois laisser le geste de la mise à mort à n’importe qui comme c’est le cas dans le cadre de la consommation familiale, pour le confier à des professionnels formés à la mise à mort « humaine » qui se déplaceraient sur le lieu de vie des animaux. »
Les autorités publiques d’orientations diverses ont souvent affiché le désir de réguler la consommation de viande dans les cantines d’établissements scolaires. L’actuel gouvernement, dans le cadre de la loi pour l’équilibre des relations commerciales dans le secteur agricole et alimentaire et une alimentation saine, durable et accessible à tous d’octobre 2018, s’est penché sur cette question et le bien-être animal en général. « A titre expérimental, au plus tard un an après la promulgation de la loi (…), pour une durée de deux ans » les cantines proposeront un menu végétarien « au moins une fois par semaine ». Pour une même durée, d’ici quatre mois, des caméras filmeront les postes de saignée et de mise à mort des animaux dans les établissements d’abattage, histoire de voir si on les abat avec douceur.
Le végétarisme reste avant tout un engagement personnel : il ne fait pas l’objet d’un projet de loi. La difficulté réside justement dans le fait que le choix de la consommation de nourriture semble appartenir au domaine privé – c’est une affaire familiale -, et que le politique interviendrait, par conséquent, dans les foyers de chaque individu. S’il mériterait un engagement politique, il paraît difficile d’en trouver les possibilités de réalisation auprès de chaque individu : c’est certainement pour cette raison que le politique intervient prioritairement dans le domaine public qu’est l’école, favorisant ainsi la sensibilisation d’êtres politiques en devenir.
L’initiative intervient donc dans un contexte où chaque individu opinionne depuis longtemps déjà sur la consommation de viande et de poisson sans que l’autorité étatique n’ait statué. Les citoyens se sont affranchis de cette attente, et donc de cette autorité. Certains ont décidé d’affirmer leur droit à consommer bien ce qu’ils veulent. D’autres ont choisi le flexitarisme, le végétarisme ou encore le véganisme. Les initiatives citoyennes, si elles sont ouvertement positives pour le monde dans lesquelles elles s’épanouissent, et en tout cas si elles ne font de mal à absolument personne, n’ont d’ailleurs pas tant besoin de se voir confirmées par les instances politiques. C’est ce que tendent à faire penser les mouvances citoyennes appelant au boycott de grandes marques de distribution.
Le sujet de la consommation de viande est un sujet privé, mais il occupe également très largement l’instance médiatique. Philosophie magazine, Papiers – la revue papier de France Culture -, Le Monde(2), Courrier International et bien d’autres ont fait leur une ou des dossiers entiers sur, plus largement, le bien-être animal. La proposition collective du « lundi vert » n’a donc pas réellement eu l’utilité de remettre le débat de la consommation de viande sur la table – il l’occupe déjà depuis un certain temps. Néanmoins, elle a le mérite formuler une revendication précise et plus audible que le véganisme ou le végétarisme, qui sont bien plus restrictifs et contraignants.
Le problème, avec le lundi vert et les « personnalités » qui le représentent, c’est que la façon dont il est présenté l’éloigne des citoyens mêmes. Certains signataires sont ouvertement politiques – Cédric Villani, par exemple -, d’autres provoquent la défiance par leur simple pouvoir économique et leur proximité avec les médias, cet autre-monde qui analyse le monde des individus. Les personnages publics – dont on saisit toute la complexité du positionnement par la simple définition de « personnage » et non de personne – sont pourtant des citoyens. Malheureusement, ils ne sont pas des citoyens comme les autres, dans le sens où ils bénéficient d’une publicisation de leur personne et de leurs propos. Implicitement, leur discours est ainsi inscrit dans une suite de propos déjà enregistrés qui tendent parfois à le décrédibiliser.
Ces « gens connus » partagent une opinion sans qu’ils aient été invités à le faire par les autres citoyens. Ils ne sont pas des élus, ou bien ils ne le sont que par les médias. Tandis que tous les individus sont libres de s’engueuler autour d’une table au sujet du végétarisme, voilà que certains, parmi eux, s’invitent à la table d’un autre monde pour statuer sur le sujet.
Le traitement médiatique réservé à ce mouvement a par ailleurs contribué à affaiblir son propos, notamment parce que certains médias n’ont eu de cesse de rappeler qui étaient les signataires du texte, plutôt que d’approfondir son contenu. Quelques chiffres sur l’élevage en France, un rappel de la consommation de viande rouge en France, puis la comparaison avec le mouvement outre-Manche. A croire que les noms qui la portent sont le principal argument de la cause, parce qu’ils sont identifiés et associés à une certaine idéologie – que celle-ci lui soit profitable ou non. J’ignorais, avant de me rendre sur leur site internet, que l’on pouvait « participer » à ce mouvement autrement qu’en y adhérant intellectuellement : en effet, si un internaute s’inscrit, il « [participe] à une étude scientifique coordonnée à Grenoble et menée par une équipe de chercheurs du CNRS, de l’INRA et de plusieurs universités françaises ». S’ils s’inscrivent – et s’ils le souhaitent -, les participants reçoivent des messages de soutien ou encore des recettes végétariennes. France Info a tout de même précisé cet aspect de l’initiative dans un article publié sur son site internet le lundi 7 dans l’après-midi.
Ainsi, je m’interroge sur l’impact réel qu’aura cette initiative a priori difficilement récusable sur le fond – une initiative ne force personne, contrairement à une loi. Ce qui aurait pu être une proposition de plus dans un panel de sensibilisation au végétarisme semble gâté par son contexte de publicisation et les noms qui le portent, et, par conséquent, avoir un malheureux effet répulsif.
Mais peu importe, finalement. J’aime à penser que le végétarisme et toutes ses déclinaisons n’ont pas attendu d’être publicisés par les médias, encore moins d’être pris en charge par des « personnalités » sur ces médias, pour provoquer des effets et nourrir les conversations des individus.
La cause est pensée par beaucoup de monde afin de soutenir ceux qui tentent de s’y mettre et de convaincre. De centrer le débat sur autre chose qu’un héritage culturel. De relativiser ce que les consommateurs de viande et de poisson défendent peut-être avant tout : le goût et le plaisir. Car voilà les principaux écueils que rencontre le végétarisme : il oppose des arguments économiques, environnementaux et éthiques à l’essentielle notion de plaisir, intimement liée au sentiment – et puissant besoin – de liberté individuelle. Parce que ces idéaux – plaisir et liberté – s’expriment aujourd’hui par la consommation – de toute nature -, les causes écologiques au sens large peinent à s’imposer. Puisque consommer de la viande et du poisson est un droit défendu par des arguments philosophiques, il convient alors d’y répondre sur le même plan.
C’est pour cette raison que la place et le droit des animaux que l’on tue pour se nourrir sont des interrogations à soumettre absolument : dans quelle mesure la liberté individuelle et la satisfaction d’un plaisir humain peuvent-elles sacrifier une vie animale non humaine ? Cela implique de se demander si une vie animale non humaine n’a pas une liberté propre.
Et c’est généralement à ce moment-là que tout le monde s’engueule autour de la table.
(1) Consommation et modes de vie, « Les nouvelles générations transforment la consommation de viande », CREDOC, septembre 2018, www.credoc.fr Consulté le 14 janvier 2018
(2) Cette tribune du monde, majoritairement signée par des professionnels de santé, mentionnait les Etats généraux de l’alimentation qui ont abouti à la loi d’octobre 2018 mentionnée plus haut.
EN BONUS :
Petit florilège de ce que sont, font ou possèdent les Français, après avoir tapé les mots-clés « les Français » dans la barre de recherche de Twitter et parcouru les résultats depuis décembre jusqu’au 14 janvier 2018 – jour de publication de la « lettre aux Français » du président Emmanuel Macron (comptes certifiés uniquement, politiques, journalistiques, associatifs) ;
- Les Français sont discrédités par la politique du Président Macron ;
- Les Français veulent sa démission ;
- Les Français ne veulent pas d’alliance entre Le Pen et Mélenchon ;
- Les Français ont envie de se représenter eux-mêmes ;
- Les Français attendent quelque chose des voeux du président de la République ;
- Les Français consomment le café en dosettes ;
- Les Français ne sont pas contre les syndicats ;
- Les Français souffrent et sont en colère ;
- Les Français boudent les vêtements neufs ;
- Les Français écoutent Yves Calvi ;
- Les Français veulent plus de justice ;
- Les Français ne comprennent pas l’injustice fiscale ;
- Les Français sont contre l’ouverture de la PMA aux femmes seules et couples de femmes ;
- Les Français veulent que l’on prenne aux riches pour donner aux pauvres ;
- Les Français sont responsables ;
- Les Français souffrent ;
- Les Français ne supportent plus l’immigration ;
- Les Français refusent les deux poids deux mesures ;
- Les Français souhaitent le grand débat national ;
- Les Français veulent reprendre leur destin en main ;
- Les Français sont politisés ;
- Les Français signent des pétitions ;
- Les Français disent des trucs et ils ont des trucs à dire ;
- Les Français râlent sans savoir de quoi ils parlent ;
- Les Français sont pour les circuits courts ;
- Les Français sont adeptes des régimes ;
- Les Français veulent décider ;
- Les Français sont des bateaux ;
- Les Français ne veulent pas des questions, mais des solutions ;
- Les Français aiment Jean-Jacques Goldman et Kylian M’Bappé ;
- Les Français attendaient un président ancré dans la réalité et soucieux de leur quotidien ;
- Les Français ont dans le coeur la coupe du monde de football 2018 ;
- Les Français sont dégoûtés ;
- Les Français sont pessimistes ;
- Les Français sont favorables au prélèvement à la source ;
- Les Français ne comprennent pas les impôts ;
- Les Français ne sont pas contre l’impôt ;
- Les Français ont rompu le dialogue ;
- Les Français sont méprisés ;
- Les Français ne sont pas si susceptibles que ça ;
- Les Français ont des comptes courants avec de l’argent dessus ;
- Les Français sont bricoleurs ;
- Les Français sont emmerdés.