Carnivores ? #2

Le lundi 7 janvier, France Info diffusait en boucle l’appel au lundi vert lancé par plusieurs centaines de personnes – pour ne pas dire personnalités. Matthieu Ricard, Yann Arthus-Betrand, Juliette Binoche, Aymeric Caron, Florence Burgat, parmi d’autres, proposent de ne plus manger ni de viande ni de poisson un jour par semaine. L’objectif de cet engagement est de réduire notre sur-consommation et par conséquent ses impacts sur notre santé et celui de la planète. Une initiative politique – dans le sens où elle entend s’appliquer au plus grand nombre, au sein de la société – a priori difficile à critiquer sur le fond. S’il faut trouver de multiples arguments pour convaincre le plus large public possible, on peut dire que c’est assez peu contraignant – il reste tout de même 6 jours dans la semaine pendant lesquels manger de la viande – et ça fait des économies – la viande reste un bien de consommation relativement cher, comparativement à un plat de pâtes ou une conserve de légumes.

Et pourtant.

Page d’accueil du site lundi-vert.fr

Un certain contexte culturel et social rend cette initiative, si ce n’est inaudible, du moins – un peu – indigeste. Au-delà de l’observation subjective et facile qui consiste à dire que nous avons la critique facile, nous, les « Français » (pour souligner le ridicule de cette assertion, se reporter au florilège de ce que sont, font ou possèdent les Français entre décembre 2018 et janvier 2019 d’après certains comptes twitter), je peux dire, à titre personnel, que le fait de voir cette annonce portée par des « personnalités » ne facilite pas vraiment les choses. Parallèlement à ce mouvement, France Info rappelle qu’au Royaume-Uni, une opération similaire est soutenue par Paul McCartney. On se souvient assez bien, par ailleurs, des différentes mobilisations du show-biz, notamment dans les pays anglosaxons, pour porter des causes sociales, citoyennes et solidaires. A ces occasions, la notoriété des porteurs de drapeau servait à récolter des fonds pour des causes universellement reconnues d’utilité publique – elles ne peuvent faire l’objet de discussion, notamment lorsque ces initiatives entendent répondre à un besoin de survie imminent. Pour ce qui concerne la consommation de viande et de poisson, le consensus est loin d’être atteint et la question de la survie – ou de durabilité – trop indirecte. On peut d’ailleurs s’interroger sur l’utilité du parallèle entre le lundi vert en France et le meat free mondays : France Info ne précise pas si le mouvement a été suivi ni son impact sur la consommation de viande en Grande-Bretagne. A croire que ce n’était que pour joindre le nom de McCartney à celui des autres, pour un peu plus de paillettes.

Page d’accueil du site meatfreemondays.com

Le sujet de la consommation de viande n’appartient pas qu’aux instances politiques – autrement dit aux institutions administratives du pays : il est même d’ailleurs plutôt une initiative citoyenne dans la mesure où la consommation de viande rouge, notamment bovine, a baissé en France de 12% en dix ans, sans que des mesures gouvernementales fortes aient été prises pour l’encourager (« Le Programme nutrition santé recommande de manger une à deux fois par jour des viandes, volailles, produits de pêche et oeufs. Les bénéfices mis en avant sont des apports en protéines de qualité, en fer et en vitamines »(1) ). La production de viande reste majoritairement industrielle et la révolution de ses méthodes de production que propose Florence Burgat n’est pas prête d’arriver. « Pratiquement, il faudrait démanteler tout le système d’élevage (industrialisé à plus de 90%), miniaturiser les élevages, pour veiller au bien-être des animaux en aménageant au mieux leurs conditions de vie, y compris sociale et relationnelle, mais en démultiplier le nombre. Il faudrait aussi revenir à l’abattage en ferme, sans toutefois laisser le geste de la mise à mort à n’importe qui comme c’est le cas dans le cadre de la consommation familiale, pour le confier à des professionnels formés à la mise à mort « humaine » qui se déplaceraient sur le lieu de vie des animaux. »

Les autorités publiques d’orientations diverses ont souvent affiché le désir de réguler la consommation de viande dans les cantines d’établissements scolaires. L’actuel gouvernement, dans le cadre de la loi pour l’équilibre des relations commerciales dans le secteur agricole et alimentaire et une alimentation saine, durable et accessible à tous d’octobre 2018, s’est penché sur cette question et le bien-être animal en général. « A titre expérimental, au plus tard un an après la promulgation de la loi (…), pour une durée de deux ans » les cantines proposeront un menu végétarien « au moins une fois par semaine ». Pour une même durée, d’ici quatre mois, des caméras filmeront les postes de saignée et de mise à mort des animaux dans les établissements d’abattage, histoire de voir si on les abat avec douceur.

Babe, le film que je n’ai vraiment compris qu’après l’avoir vu adulte.

Le végétarisme reste avant tout un engagement personnel : il ne fait pas l’objet d’un projet de loi. La difficulté réside justement dans le fait que le choix de la consommation de nourriture semble appartenir au domaine privé – c’est une affaire familiale -, et que le politique interviendrait, par conséquent, dans les foyers de chaque individu. S’il mériterait un engagement politique, il paraît difficile d’en trouver les possibilités de réalisation auprès de chaque individu : c’est certainement pour cette raison que le politique intervient prioritairement dans le domaine public qu’est l’école, favorisant ainsi la sensibilisation d’êtres politiques en devenir.

L’initiative intervient donc dans un contexte où chaque individu opinionne depuis longtemps déjà sur la consommation de viande et de poisson sans que l’autorité étatique n’ait statué. Les citoyens se sont affranchis de cette attente, et donc de cette autorité. Certains ont décidé d’affirmer leur droit à consommer bien ce qu’ils veulent. D’autres ont choisi le flexitarisme, le végétarisme ou encore le véganisme. Les initiatives citoyennes, si elles sont ouvertement positives pour le monde dans lesquelles elles s’épanouissent, et en tout cas si elles ne font de mal à absolument personne, n’ont d’ailleurs pas tant besoin de se voir confirmées par les instances politiques. C’est ce que tendent à faire penser les mouvances citoyennes appelant au boycott de grandes marques de distribution.

Le sujet de la consommation de viande est un sujet privé, mais il occupe également très largement l’instance médiatique. Philosophie magazine, Papiers – la revue papier de France Culture -, Le Monde(2), Courrier International et bien d’autres ont fait leur une ou des dossiers entiers sur, plus largement, le bien-être animal. La proposition collective du « lundi vert » n’a donc pas réellement eu l’utilité de remettre le débat de la consommation de viande sur la table – il l’occupe déjà depuis un certain temps. Néanmoins, elle a le mérite formuler une revendication précise et plus audible que le véganisme ou le végétarisme, qui sont bien plus restrictifs et contraignants.

Le problème, avec le lundi vert et les « personnalités » qui le représentent, c’est que la façon dont il est présenté l’éloigne des citoyens mêmes. Certains signataires sont ouvertement politiques – Cédric Villani, par exemple -, d’autres provoquent la défiance par leur simple pouvoir économique et leur proximité avec les médias, cet autre-monde qui analyse le monde des individus. Les personnages publics – dont on saisit toute la complexité du positionnement par la simple définition de « personnage » et non de personne – sont pourtant des citoyens. Malheureusement, ils ne sont pas des citoyens comme les autres, dans le sens où ils bénéficient d’une publicisation de leur personne et de leurs propos. Implicitement, leur discours est ainsi inscrit dans une suite de propos déjà enregistrés qui tendent parfois à le décrédibiliser.

Ces « gens connus » partagent une opinion sans qu’ils aient été invités à le faire par les autres citoyens. Ils ne sont pas des élus, ou bien ils ne le sont que par les médias. Tandis que tous les individus sont libres de s’engueuler autour d’une table au sujet du végétarisme, voilà que certains, parmi eux, s’invitent à la table d’un autre monde pour statuer sur le sujet.

Dans le même style, la tribune signée par 100 femmes – dont des personnalités – sur le « droit d’importuner » en réaction au « puritanisme » ambiant généré selon elles par le mouvement Me Too.

Le traitement médiatique réservé à ce mouvement a par ailleurs contribué à affaiblir son propos, notamment parce que certains médias n’ont eu de cesse de rappeler qui étaient les signataires du texte, plutôt que d’approfondir son contenu. Quelques chiffres sur l’élevage en France, un rappel de la consommation de viande rouge en France, puis la comparaison avec le mouvement outre-Manche. A croire que les noms qui la portent sont le principal argument de la cause, parce qu’ils sont identifiés et associés à une certaine idéologie – que celle-ci lui soit profitable ou non. J’ignorais, avant de me rendre sur leur site internet, que l’on pouvait « participer » à ce mouvement autrement qu’en y adhérant intellectuellement : en effet, si un internaute s’inscrit, il « [participe] à une étude scientifique coordonnée à Grenoble et menée par une équipe de chercheurs du CNRS, de l’INRA et de plusieurs universités françaises ». S’ils s’inscrivent – et s’ils le souhaitent -, les participants reçoivent des messages de soutien ou encore des recettes végétariennes. France Info a tout de même précisé cet aspect de l’initiative dans un article publié sur son site internet le lundi 7 dans l’après-midi. 

Ainsi, je m’interroge sur l’impact réel qu’aura cette initiative a priori difficilement récusable sur le fond – une initiative ne force personne, contrairement à une loi. Ce qui aurait pu être une proposition de plus dans un panel de sensibilisation au végétarisme semble gâté par son contexte de publicisation et les noms qui le portent, et, par conséquent, avoir un malheureux effet répulsif.

Mais peu importe, finalement. J’aime à penser que le végétarisme et toutes ses déclinaisons n’ont pas attendu d’être publicisés par les médias, encore moins d’être pris en charge par des « personnalités » sur ces médias, pour provoquer des effets et nourrir les conversations des individus.

La cause est pensée par beaucoup de monde afin de soutenir ceux qui tentent de s’y mettre et de convaincre. De centrer le débat sur autre chose qu’un héritage culturel. De relativiser ce que les consommateurs de viande et de poisson défendent peut-être avant tout : le goût et le plaisir. Car voilà les principaux écueils que rencontre le végétarisme : il oppose des arguments économiques, environnementaux et éthiques à l’essentielle notion de plaisir, intimement liée au sentiment – et puissant besoin – de liberté individuelle. Parce que ces idéaux – plaisir et liberté – s’expriment aujourd’hui par la consommation – de toute nature -, les causes écologiques au sens large peinent à s’imposer. Puisque consommer de la viande et du poisson est un droit défendu par des arguments philosophiques, il convient alors d’y répondre sur le même plan.

C’est pour cette raison que la place et le droit des animaux que l’on tue pour se nourrir sont des interrogations à soumettre absolument : dans quelle mesure la liberté individuelle et la satisfaction d’un plaisir humain peuvent-elles sacrifier une vie animale non humaine ? Cela implique de se demander si une vie animale non humaine n’a pas une liberté propre.

Et c’est généralement à ce moment-là que tout le monde s’engueule autour de la table.

 

(1) Consommation et modes de vie, « Les nouvelles générations transforment la consommation de viande », CREDOC, septembre 2018, www.credoc.fr Consulté le 14 janvier 2018

(2) Cette tribune du monde, majoritairement signée par des professionnels de santé, mentionnait les Etats généraux de l’alimentation qui ont abouti à la loi d’octobre 2018 mentionnée plus haut.

 

EN BONUS :

Petit florilège de ce que sont, font ou possèdent les Français, après avoir tapé les mots-clés « les Français » dans la barre de recherche de Twitter et parcouru les résultats depuis décembre jusqu’au 14 janvier 2018 – jour de publication de la « lettre aux Français » du président Emmanuel Macron (comptes certifiés uniquement, politiques, journalistiques, associatifs) ;

  • Les Français sont discrédités par la politique du Président Macron ;
  • Les Français veulent sa démission ;
  • Les Français ne veulent pas d’alliance entre Le Pen et Mélenchon ;
  • Les Français ont envie de se représenter eux-mêmes ;
  • Les Français attendent quelque chose des voeux du président de la République ;
  • Les Français consomment le café en dosettes ;
  • Les Français ne sont pas contre les syndicats ;
  • Les Français souffrent et sont en colère ;
  • Les Français boudent les vêtements neufs ;
  • Les Français écoutent Yves Calvi ;
  • Les Français veulent plus de justice ;
  • Les Français ne comprennent pas l’injustice fiscale ;
  • Les Français sont contre l’ouverture de la PMA aux femmes seules et couples de femmes ;
  • Les Français veulent que l’on prenne aux riches pour donner aux pauvres ;
  • Les Français sont responsables ;
  • Les Français souffrent ;
  • Les Français ne supportent plus l’immigration ;
  • Les Français refusent les deux poids deux mesures ;
  • Les Français souhaitent le grand débat national ;
  • Les Français veulent reprendre leur destin en main ;
  • Les Français sont politisés ;
  • Les Français signent des pétitions ;
  • Les Français disent des trucs et ils ont des trucs à dire ;
  • Les Français râlent sans savoir de quoi ils parlent ;
  • Les Français sont pour les circuits courts ;
  • Les Français sont adeptes des régimes ;
  • Les Français veulent décider ;
  • Les Français sont des bateaux ;
  • Les Français ne veulent pas des questions, mais des solutions ;
  • Les Français aiment Jean-Jacques Goldman et Kylian M’Bappé ;
  • Les Français attendaient un président ancré dans la réalité et soucieux de leur quotidien ;
  • Les Français ont dans le coeur la coupe du monde de football 2018 ;
  • Les Français sont dégoûtés ;
  • Les Français sont pessimistes ;
  • Les Français sont favorables au prélèvement à la source ;
  • Les Français ne comprennent pas les impôts ;
  • Les Français ne sont pas contre l’impôt ;
  • Les Français ont rompu le dialogue ;
  • Les Français sont méprisés ;
  • Les Français ne sont pas si susceptibles que ça ;
  • Les Français ont des comptes courants avec de l’argent dessus ;
  • Les Français sont bricoleurs ;
  • Les Français sont emmerdés.

La tragédie des bilans du nouvel an.

Attention, il y a plein de mots dans cet article.

On m’a dit qu’ils pouvaient presque former des phrases.

L’heure est aux bilans, paraît-il. J’ai déjà partagé mon sentiment au sujet de cette tendance pathologique liée à la célébration du passage à la nouvelle année civile, qui ne correspond en rien à mon horloge (biologique, intestinale, psychologique) vitale. J’ai donc cultivé le rejet des soirées repeintes au vomi et aux règlements de compte pour leur préférer les soirées familiales, cette année dans une maison secondaire en Bretagne, qui plus est. L’institution de la maison secondaire, jusqu’alors parfaitement inaccessible et fictive – associée aux Hamptons américains des gens beaucoup trop riches – nouvellement introduite dans la famille est un événement festif qui se suffit à lui-même. Ajoutez-y quelques jeux de société et des pouèts pouèts en carton, alors vous tenez la recette de mon nouvel an parfait.

Notre pas maison aux Hamptons.
Notre pas maison aux Hamptons.

Ma résolution, malgré le fait que je conchie le concept des résolutions consistant à corriger des défauts, « gérer le stress », est un relatif échec que j’ai gentiment fait passer pour un succès. Peu importe, ça n’a aucune valeur symbolique. On ne va pas tirer de conclusions existentielles sur sa personne après une évaluation de soi par soi-même, sur un trait de personnalité qu’on a soi-même étiqueté, ce sur une temporalité qui n’a aucun sens puisque beaucoup trop vaste, éparse, dont le rythme est changeant. J’ai plutôt bien géré mon stress au mois de janvier 2015 puisque j’étais en vacances et que je n’ai strictement rien glandé, pareil pour le mois de juillet, ainsi qu’un long moment au mois d’août. Je n’étais pas du tout stressée le jour de mon anniversaire, ni même la veille, en revanche je me suis fait dessus avant ma toute première interview pour mon stage un peu après cela. Bref, impossible de juger notre réussite sur des critères, comment dire, macroégocentriques sans voir qu’il existe une microégocentrie beaucoup plus minutieuse.

I'm fabulous
Screw this shit, I’m fabulous

Voilà qui court-circuite quelque peu la tendance aux bilans : il existe autant de bilans de notre personne qu’il y a de jours dans cette année civile.

Voici pour la première couche initiatrice de bilans à la fin de l’année, qu’on appellera la couche narcissique.

Pour l’englober, autrement dit pour se saisir autrement que par soi-même et s’inscrire dans un contexte sociétal, nous nous fions (ouah, mais c’est vachement drôle comme verbe) aux bilans dressés par l’instance médiatique. D’autres subjectivités, d’autres formes de narcissisme, prennent en charge la récolte, le traitement et la classification / hiérarchisation des événements provoqués par d’autres individus que soi. Ces subjectivités formant l’instance médiatique s’octroient des lunettes de surplomb. Pour l’interpréter, elles s’excluent de fait du bilan, dans un premier temps.

Les enregistreurs du monde rembobinent donc l’année 2015 et la classifient en détruisant sa chronologie lorsqu’ils hiérarchisent des thèmes et sous-thèmes, ou bien s’y cantonnent pour donner un titre et un sens à chaque « mouvement », « courant » d’une année, ou bien ne prélèvent que quelques éléments phares de ladite chronologie. Pas besoin de témoigner de tout ce que cela relègue au second, troisième et dernier plan, de tout ce que cela révèle de la subjectivation de l’actualité, qui peut exercer une influence assez puissante.

Voici un exemple tout bête, qui a provoqué le débat le matin du premier janvier, à Trélivan, Bretagne : la une des 31 décembre 2015 et premier janvier 2016 de Libération.

Le débat a commencé par mon indignation manifeste, qui ne témoignait d’aucune réflexion en premier lieu. La réaction était pulsionnelle, instinctive. Je ne devais la justifier que dans un second temps.

Je pense qu’il y a plusieurs réactions face à cette une, puisque plusieurs degrés de lecture qui ne se manifestent pas immédiatement, ou même pas du tout. L’indignation pulsionnelle est un premier degré de lecture, qui relève de l’expérience purement sensualiste : je vois la mort en images, ou son symbole, ainsi que le symbole d’une idéologie politique que je rejette. Les images ne sont qu’une juxtaposition de signes qui me révulsent, et qui répondent bien à la terminologie en gras et police huit mille utilisée dans le titre, ou la légende écrite assignée aux images : les « chocs » ne sont pas des événements réflexifs, ils sont purement sensuels et instantanés.

Ils ne sont réfléchis qu’a posteriori, comme l’association de ces images « chocs », qui, si je leur applique un autre degré de lecture, peuvent former une syntaxe et trouver une autre signification, qui sera certainement explicitée à travers la parole journalistique ou l’intervention d’une interprétation experte dans le journal. L’association de ces images suivrait une logique de causes à effets, qui pourrait s’inverser, ou simplement se mordre la queue : les attentats terroristes trouvent une origine dans notre politique extérieure et influencent notre politique intérieure. Voyez comme il n’y a pas d’adjectifs moralisateurs ici, qui qualifieraient chaque élément de phrase, éléments dont on pourrait modifier l’ordre et à qui l’on pourrait finalement faire dire ce que l’on veut. C’est un peu la magie du mot clé, des éléments de langage que l’on nous sert dans tous les registres de discours de l’espace médiatique – journalistique, politique, intellectuel, philosophique, artistique, et plein d’autres trucs en « ique ». Ceci correspond donc au deuxième degré de lecture, qui serait interprétatif.

Or, ce travail d’interprétation suppose que le lecteur ait connaissance de certains faits d’actualité. Mais pas seulement. Cela suppose également que le lecteur porte sur ce savoir un regard critique, nourri par sa capacité naturelle à l’intellectualiser, ou bien par l’intervention d’instances autres que la seule instance médiatique – je pense aux essais ou traités scientifiques, aux connaissances acquises dans les parcours scolaire ou professionnel, entre autres milliers de choses.

Ce niveau de connaissances constituerait peut-être un degré de lecture à part entière, autrement dit le troisième : le degré de lecture savant, qui ne se contente pas de voir les images, ni d’interpréter ce qu’elles peuvent dire, mais leur applique un réseau de dires différents afin de leur opposer immédiatement des connaissances périphériques, extérieures. Sémiologie des images, Histoire des médias, sciences politiques, de la communication, immigration, géographie, géopolitique, anthropologie du meurtre : ce n’est certainement qu’une petite partie des connaissances qu’il nous faudrait acquérir afin de connaître les enjeux de cette une de Libé.

Au lecteur de poursuivre le travail et de vérifier / confronter son interprétation à celle des contributeurs du journal, distillées dans les pages qui suivent.

Autrement dit, il faut du boulot, pour se constituer un avis. Du boulot, pour tenter de constituer la critique d’un bilan-surgelé Picard, prêt à réchauffer.

Dans le débat qui nous intéressait, mon frère et moi, voici ce qui a émergé : je manifestais mon indignation vis-à-vis du caractère racoleur de cette une, par le choix des images et de la terminologie. Je reprochais les « chocs », proches du slogan Closer et des mots-clés des journaux d’actualité people ou girlys.

Tu la sens, ma subtilité ?
Tu la sens, ma subtilité ?

Je reprochais l’ostension de la mort dans le seul but de « choquer » le lecteur, bloquant l’activité analytique, nous figeant dans une sorte de béatitude mortifiée, paralysante. Tout ceci en remettant en lumière – et en « surfant sur , en quelque sorte – le débat concernant la diffusion de l’image de l’enfant. En parlant de « surfer sur », je crois que l’image de Marine Le Pen ne pouvait pas mieux l’illustrer.

Comme c’est désagréable de voir, encore une fois, agité le drapeau de la politique, comme s’il s’agissait de l’angle « scientifique » unique pour comprendre les événements évoqués un peu plus haut. A chaque événement sa succession de discours et de « solutions » politiques, écrasant toute contribution sociologique, littéraire, économique, historique, philosophique bref, d’une autre nature, qui ne soit pas incorporée à l’instance médiatique. Plus personne ne peut entendre Onfray, Finkielkraut, D’Ormesson, Zemmour, Attali, BHL, Todd, sans les insérer dans un carcan intellectuel façonné par les médias. Ils sont cristallisés, leur discours est perdu d’avance, à tort ou à raison. Pourquoi n’invitons-nous pas plus souvent les (bons) professeurs, chercheurs, maîtres de conférence, scientifiques, les anonymes qui construisent d’autres formes de pensées, qui ont échappé au moulinet médiatique ?

Signes subliminaux de la photo : ce mec est hyper sympa, il surgit du noir comme un sociopathe pour susurrer des trucs aux oreilles des enfants. *ironie*

Je m’éloigne de la conversation qui nous a agités, mon frère et moi. Lui ne s’arrêtait pas au « choc » visuel provoqué par l’image de l’enfant, mais la concevait justement dans le cadre du débat né dans les médias au moment de ses premières diffusions. Libération avait déjà reproduit cette image à l’époque, le geste de la mettre de nouveau en une portait une signification forte : nous assumons le fait d’y avoir eu recours la première fois et ne fuyons pas cette responsabilité, puisque nous l’invoquons de nouveau tandis que l’immigration ne fait plus exactement la une des médias. Nous nous chargeons même d’effectuer la piqûre de rappel. C’est vrai que ça fait très Libé, dit comme ça.

Mon frère et moi avions sûrement déjà oublié que nous parlions du bilan de l’année 2015 : nous n’évoquions que l’un des faits d’actualité majeurs de cette année, et plus précisément de celui qui a éclaté récemment avec la publication de la photo. Cette une a-t-elle la valeur même de bilan journalistique d’une année d’actualités ? C’est impossible. Il faudrait y ajouter plus de trois cents photos, multipliés par autant d’événements qui ont traversé chaque journée de 2015. Il y a choix de composition, tout le monde le sait. S’il est effectivement impossible d’évacuer les éléments évoqués par la une de Libé, je n’apprécie ni leur mise en page, ni leur articulation, ni leur isolement par rapport aux autres.

Voilà une proposition de bilan en surplomb, parmi tant d’autres, prise en charge par l’instance médiatique.

S’ensuivent les habituels tirs au sein même de leurs rangs, ce qui explique en quelque sorte l’utilisation du terme médiatique et non journalistique : journalistes dresseront les bilans d’intellectuels, incorporés dans leur monde – autrement dit les médias -, journalistes dresseront les bilans d’autres journalistes, d’animateurs, de chroniqueurs, de bouffons, d’artistes. A ce point précis, je ne suis même pas sûre que l’ego de chacun d’entre nous, pauvres mortels, soit considéré, si ce n’est à travers les chiffres plutôt obscurs constituant l’audimat, les lecteurs ou auditeurs. Ces bilans ne nous concernent ni ne nous représentent : ils ne satisfont pas notre besoin égocentrique de nous comprendre dans le monde, sur une année.

Peut-être vaudrait-il mieux se cantonner aux bilans Facebook de nos années. J’entends déjà murmurer le concept de « génération », auquel je ne ferai pas allusion parce que ça me fatigue. Puisqu’on n’affiche, préférablement, que des choses coules nous concernant ; puisqu’on interagit de façon coule avec les autres ; puisqu’on poste des photos de profil où on est coul dessus : le bilan de l’année 2015 sur Facebook est peut-être celui qui satisfait le mieux notre besoin narcissique consistant à nous rassurer sur notre capacité à nous inscrire socialement.

Pour l’identité numérique, du moins. A chacun de savoir si elle est effectivement représentative de notre comportement hors de l’Internet.

De façon nettement plus universelle, il suffit de voir son bilan dressé par les autres sur sa personne : s’ils nous frappent, peut-être est-ce un signe. Cela consisterait à dire que dresser un bilan de soi seul dans son coin ou par le seul biais des médias, c’est quand même vachement déprimant, et peut se révéler être une belle perte de temps. Vivre normalement et continuer de le faire constituerait peut-être le bilan le plus efficace de notre personne : je fréquente qui, j’étudie quoi, est-ce que je lis, je travaille où, je mange quoi ce soir, quelle région de Syrie est bombardée, est-ce que je commence à apprécier l’eau pétillante, je couche avec qui, pour qui ai-je voté au premier tour des régionales, de qui je m’éloigne etc. Les questions n’ont pas besoin d’être recensées sous forme de liste un soir du 31 décembre ou bien le matin d’un premier janvier, elles sont distillées, elles et leurs réponses, 365 jours par an. Alors tu te calmes ok ?

tu te calmes

Même WordPress s’y met. Il m’a dressé un bilan chiffré (pauvrement chiffré) de mon (pauvre) blog. La notification de ce bilan par mail m’est parvenue il y a quelques jours, déjà, mais il m’a fallu un certain temps d’acclimatation psychologique avant de l’ouvrir. Ainsi que l’Estasi Dell’oro d’Ennio Morricone en fond sonore.

Alors voilà votre résolution 20+l’infini : lisez mon blog. Et moi je vais écrire des trucs dedans.

Qui sont nos intellectuels ?

Il est bientôt 3h du matin et je viens de suivre un débat animé sur le plateau de Ruquier, entre Caroline Fourest, Léa Salamé et Aymeric Caron. J’associais Fourest et Caron au même courant de pensée politique, ainsi les passerelles facilitantes de mes neurones attendaient une entente cordiale entre ces 2 personnages concernant les questions de laïcité et d’anti-racisme. Que nenni. Les 2 partis, pourtant proches des victimes des attentats de Charlie Hebdo, se sont insultés sur le plateau et ont proposé aux téléspectateurs de France 2 un anti-débat – autrement dit, ils se sont tus.

Sans revenir sur le fond du débat, j’attendais, autour de questions aussi fondamentales, un accord parfait, la cohésion de points de vue en faveur de principes simples tels que la condamnation de l’intolérance et l’instruction de ceux dont l’ignorance laisse libre court à des opinions haineuses. J’espérais une confirmation, un guide éclairé de l’embryon de ma pensée afin que celle-ci fasse l’objet d’une validation par ce qu’on appelle avec piété les intellectuels. Parce qu’elle le dit beaucoup, Caroline Fourest : elle mène des débats intellectuels.

Mais qu’espérons-nous de ces individus porteurs de tels débats ? Qu’ils soient les curseurs de ce qui relève de la pensée éclairée – puisque le mot « juste » leur hérisse le poil, par trouille d’être associés à une joyeuse bande de dictateurs cérébraux.

Quel étrange phénomène, duquel me vient la question suivante : pouvons-nous penser le monde par nous-mêmes ? Quelle terrifiante responsabilité que de se faire un avis sur ce que nous ne comprenons pas toujours, bénéficiant comme seul outil de notre cervelle, bordel d’images, souvenirs, sentiments, égocentrisme et propagande affective.

Puisque nous ne sommes spécialistes de rien, si ce n’est d’une micro chose à l’échelle du monde, nous attendons l’expertise de relais divers afin d’apprendre, connaître et juger ce qui nous entoure, même si ces propagateurs de connaissance sont parfois difficiles à suivre. Ils s’opposent, s’engueulent et affirment tant de choses contradictoires qu’il nous faut travailler notre capacité de tri : finalement, c’est la parole de l’un contre celle de l’autre. Et gare à ceux qui se plantent. Mais lorsque ces intellectuels, qui plus est de mêmes sensibilités politiques ou du moins d’accord pour ne pas excuser le meurtre, s’écharpent autour de fondamentaux pour lesquels nous nourrissions le fantasme d’une pensée unie, nous sommes amenés à remettre en question leur rôle. Cette nuit, les lanternes intellectuelles se sont éteintes au profit de la confusion.

En réponse à ce type d’événements, une réaction serait salutaire : se détacher de la parole intellectuelle afin d’affirmer son propre bon-sens. Alors, on en revient à ce dangereux saut à l’élastique réflexif qui, quoiqu’il arrive, a été conditionné par de multiples acteurs avant même Caroline Fourest et Aymeric Caron (qui devrait se couper un petit peu les mèches du devant).

Quoi un fantasme ?
Quoi un fantasme ?

Quels sont nos leaders d’opinion involontaires dans le cours de nos vies ? C’est ainsi qu’on les appelle en socio, unique terme retenu en 2 années de sciences économiques et sociales au lycée.

L’environnement familial, dont on prétend se détacher en permanence, a façonné notre mode de pensée, ou du moins a construit le détachement opéré de ce mode de pensée. L’éducation, dans les 1ères années, consiste à avaler des opinions sans disposer des moyens pour les réfléchir, les digérer, les ruminer et éventuellement les recracher (j’allais pas parler de transit, toussa).

Lorsque l’environnement géographique s’élargit, les leaders d’opinion se multiplient. Artisans, amis, collègues, petit(e)s ami(e)s ou voisins, les fréquentations physiques offrent des points de vue diversifiés tirés d’environnements familiaux parfois opposés. Leur façon de réfléchir le monde, la construction de leur pensée sera nécessairement différente et fera l’objet de 1ères confrontations, ou bien de 1ères adhésions. Si non, nous en apprendrons ou en désapprendrons des choses.

S’ensuit l’apprentissage à l’école, ponctué de nouvelles rencontres avec d’autres aspirations au monde, influençant plus ou moins la sienne. L’enseignement même, légèrement teinté d’idéologie appuyée par une empreinte quasi invisible de son prescripteur, porte une vision du monde ou du moins les outils pour s’en fabriquer une.

Les médias secouent ensuite nos certitudes en permanence, ne se contentant pas de diffuser une information et de l’opinion factuelles, bien au contraire. Ils présenteront un angle du sujet, placé dans un contexte sélectif et confronteront certaines paroles contre d’autres sans que nous ne soyons décisionnaires concernant les choix de ces intervenants. Les médias nous apportent une connaissance du monde filtrée, de manière purement matérielle – le choix de l’image, du son, le montage, la concision de l’écrit, l’imputation de l’enquête – mais aussi de façon intellectuelle – le choix de l’intervenant, de l’angle, la subjectivité. Pourtant, la télévision, la radio et la presse écrite sont chez nous, au cœur de ce qui abrite notre intellectualisation du monde : les médias nous fréquentent intimement et notre porosité à leur égard est grande. Ils matérialisent le carrefour de rencontres de ces fameux débats intellectuels, le lieu où tout se passe : la définition du monde, entre autre. Mais quelle folie que de penser ainsi le rôle de journalistes, chroniqueurs et autres singes savants intervenant dans le monde médiatique.

Kévinou

Enfin, depuis une bulle de savon flottant au-dessus de la réalité du monde, se trouve la classe politique. Leur langage est si différent du nôtre que nous n’en comprenons pas les enseignements, s’ils existent bel et bien. Si l’on sonde le rôle de ces porteurs de débats intellectuels, l’on déduit finalement une chose : ils sont supposés tout mettre en œuvre pour assurer aux citoyens un cadre de vie de bonne qualité. Dans ce but, une multitude de courants de pensée s’opposent de manière radicale concernant la façon de le faire, ce qui est suffisamment déconcertant pour ne pas en trouver d’explication rationnelle. Finalement, c’est comme si tout le monde s’engueulait pour trouver le moyen de dessiner un cercle : pour être heureux, avoir des emplois, un bon système de santé et un environnement pas trop dégueu, il y aurait donc à peu près autant de moyens que d’intellectuels penchés sur le sujet. Ainsi, nous faisons le choix de celui qui incarnera le mieux ce que l’on croit être la pensée éclairée, à laquelle nous décidons d’adhérer d’après un héritage pluriel et mouvant. Et cela a autant de sens qu’il y a d’adhérents et de propagateurs de programmes réflexifs.

Les artistes, écrivains, chefs d’entreprise, les gens à la rue et les stars, Wikipédia – autrement dit tout le monde, les médaillé(e)s Fields, les couronnés de la Légion d’Honneur, les militaires et les astronautes : pour peu que nous cherchions la certification de notre vision du monde, un homme dans un casque vous dira qu’il ne s’agit que d’un corps astral rocheux à noyau métallique. Puis, un autre rectifiera la 1ère observation d’après une autre expertise.

Ainsi, lorsque j’ai éteint la télévision pour aller à la fois m’abrutir et enrichir ma vision fantasmatique du monde devant How I Met Your Mother, j’ai essayé de me faire un avis concernant les événements qui venaient de se produire sur le plateau de Ruquier. Le racisme c’est mal, la laïcité, c’est bien, mais lorsque certains désirent porter le voile pour des raisons de liberté et de croyance individuelles, ou bien se sentent blessés par les caricatures de figures religieuses – puisque c’était de cela qu’il s’agissait hier soir – que doit-on répondre ? Et sommes-nous à même de comprendre et de juger, nous, téléspectateurs du monde en quête permanente d’explications à propos de tout ?

Aymeric Caron et Caroline Fourest n’ont été d’aucun secours hier soir à ce sujet. Alors j’ai décidé qu’il était de mon droit d’ignorer la réponse à certaines questions. En soi, ne pas tenir d’opinion arrêtée sur un sujet consiste peut-être en une vision du monde. Ou bien il ne s’agit que d’une niche anti-intellectuelle confortable pour de pauvres âmes telles que la mienne.